






La plupart d’entre nous, après l’avoir souhaitée, saluaient cette victoire des forces révolutionnaires dont les programmes, notamment celui de leur congrès de février 1975, disaient qu’ils avaient pour objectif de purger leurs pays de la corruption qui en était la plaie purulente, de rétablir la justice et l’égalité et d’affirmer l’indépendance nationale. Qui, n’étant ni Mgr Lefèvre, ni Richard Nixon, n’aurait soutenu un tel programme? Jean Lacouture (Survive le peuple cambodgien!, 1978)
‘Le Nouvel Observateur’ et ‘Le Monde’ exercent une influence considérable sur les intellectuels du tiers monde. En prenant position comme collaborateur du Monde, je ne pense pas avoir poussé beaucoup de paysans cambodgiens à la révolte, mais j’ai pu lancer des intellectuels khmers sur une piste sanglante. Si j’ai écrit ce livre, ce n’est pas pour me faire pardonner mais pour appliquer un contre-poison à ce peuple empoisonné et lui faire prendre une tasse de lait après l’arsenic que j’ai contribué à lui administrer (…). Pour le Vietnam, je plaide coupable. Je m’accuse d’avoir pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien (…) Je subissais l’influence écrasante de Sartre qui voyait dans toute critique de fond de la Russie soviétique une arme offerte aux réactionnaires et aux Américains. « Il ne fallait pas désespérer Billancourt ». Pendant vingt ans, j’ai participé à cette scandaleuse timidité à l’égard de la Russie communiste, que je considérais comme la capitale de la gauche et de la révolution mondiale. Jean Lacouture (Valeurs Actuelles », 13 novembre 1978)
Le premier moment, c’est en 75-76, au moment où j’ai rompu définitivement avec toute idéologie communiste. En 76, au Bénin, j’ai lu Cambodge année zéro de François Ponceau (sic), qui est le livre qui raconte le désastre khmer rouge, l’horreur de ce régime. Moi qui avais été pro-khmer rouge, cela m’a fait un choc. Pas si énorme que cela: j’avais commencé à comprendre. Mais ça été la purge. Il y avait eu Moscou, Pékin et la révolution culturelle, j’avais commencé à comprendre la grande saloperie que cela avait été, et le superbe maquillage qu’on en avait fait. Avec les khmers rouges, la boucle était bouclée. Rony Brauman (cofondateur avec Bernard Kouchner de l’association humanitaire MSF)
Une société nouvelle sera créée; elle sera débarrassée de toutes les tares qui empêchent un rapide épanouissement : suppression des moeurs dépravantes, de la corruption, des trafics de toutes sortes, des contrebandes, des moyens d’exploitation inhumaine du peuple(…). « Le Cambodge sera démocratique, toutes les libertés seront respectées, le bouddhisme restera religion d’Etat, l’économie sera indépendante, l’usage de la langue nationale sera généralisé dans les services publics. Jacques Ducornoy (Le Monde, 16 avril 1975)
Une telle volonté [de ménager au maximum les civils et de ne pas détruire trop d’habitations et d’objectifs économiques], qui cadre avec les déclarations politiques des responsables khmers rouges, montre qu’ils ont bien compris les sentiments d’une population conditionnée par la crainte d’un « bain de sang ». […] La réconciliation nationale qu’ils préconisent et la reconstruction d’un pays ravagé par une guerre suscitée par Washington en dépendent. Patrice De Beer (Le Monde 17 avril 1975)
La ville est libérée. (…) Il n’y a pas eu de résistance républicaine. On entend encore des coups de feu dans le centre de la ville, mais l’enthousiasme populaire est évident. Des groupes se forment autour des maquisards souvent porteurs d’artillerie américaine, jeunes, heureux, surpris par leur succès facile. Patrice De Beer (Enthousiasme populaire, Le Monde, 18 avril 1975)
Ce communisme tire son inspiration du modèle chinois, a un caractère original. (…) Pour la première fois, une révolution a remis en cause radicalement la société. Pour la première fois, la victoire a été uniquement l’œuvre des paysans. (…) Personne ne peut se permettre de juger une expérience aussi nouvelle, aussi révolutionnaire. Patrice De Beer (Qui gouverne le Cambodge? », Le Monde, 10 mai 1975)
Ce peuple est à l’ouvrage jour et nuit, si l’on en croit Radio-Phnom-Pen – qu’il n’y a aucune raison de ne pas croire en ce domaine – tout le monde vit de la même façon, transporte, pioche, reconstruit, repique, ensemence, récolte, irrigue, depuis les enfants jusqu’aux vieillards. L’allégresse révolutionnaire a, parait- il, transformé le paysage humain […] Une société nouvelle est assurément en gestation dans le royaume révolutionnaire Il est toujours possible, compte tenu d’informations peu sûres, de déceler des invraisemblances de dates ou de mentalités (…) Faut-il ajouter sans être soupçonné d’être une « belle âme », que seraient plus qualifiés, pour dénoncer hâtivement des exactions, ceux qui n’auront pas omis, au cours de la guerre, d’accorder autant de place aux atrocités de l’ »autre camp » et aux boucheries provoquées par l’aviation américaine? Jacques Decornoy (Une ombrageuse volonté d’indépendance guide l’action du pouvoir révolutionnaire au Cambodge, Le Monde, 18 juillet 1975)
Quelle qu’en soit l’ampleur, il paraît bien s’agir d’une tragédie. Le pays a été transformé en un vaste camp de concentration, d’où toute trace de liberté individuelle, toute référence aux cultures importées et même à la tradition bouddhiste, ont été bannies. (…) L’économie est purement redistributive : il n’y a plus de monnaie et le troc lui-même est prohibé. André Fontaine (L’indignation collective,Le Monde, 29 avril 1976)
L’aveuglement – un aveuglement dont Le Monde ne fut pas exempt – prévalut jusqu’à ce que l’armée vietnamienne, pour des raisons propres à Hanoï, mette fin au régime de Pol Pot, en janvier 1979, et que les témoignages commencent à se faire jour sur la violence inouïe et la froide démence qui s’étaient emparées du Cambodge. (…) Plus encore qu’aux Cambodgiens, dont le traumatisme s’explique, cette réflexion s’impose à la communauté internationale, qui n’a pas su, à l’époque, discerner l’horreur. C’est-à-dire à nous tous, individuellement comme collectivement, dans la mesure où, ailleurs, tortionnaires et illuminés poursuivent leurs basses oeuvres, tandis que, trop souvent, nous regardons dans une autre direction. (…) Il est trop facile d’invoquer le contexte de la guerre froide, qui opposait deux camps à travers l’Asie du Sud-Est, pour passer le drame khmer rouge aux profits et pertes de l’Histoire. Le Monde (19.04.2005)
[Pour ce qui est de la presse et l’intelligentsia françaises] La plupart ont fait preuve d’aveuglement idéologique. Mais je ne serai pas trop sévère avec les unes des premiers jours, car la situation a pris tout le monde de court. « Phnom Penh libérée dans la liesse », écrivait le correspondant du Monde, Patrice de Beer, dans l’édition du 18 avril 1975… Mais jusqu’à 10 heures du matin, le 17 avril 1975, c’était effectivement la liesse ! Le peuple cambodgien voulait que la guerre civile s’arrête. Toute la matinée, ça a été un va-et-vient de factions armées, d’escarmouches, de fraternisations. Je vivais depuis dix ans au Cambodge, je parlais khmer, et je ne comprenais rien à ce qui se passait, alors imaginez les correspondants de presse ! On ne peut pas en vouloir à de Beer d’avoir écrit ça. (…) À 10 heures du matin, on a vu arriver des groupes de combattants vêtus de noir, casquette Mao vissée sur la tête. Ils avaient le visage émacié, les traits durs. Ils ont commencé à fouiller et à brutaliser les passants. Je me suis dit qu’avec ceux- là on n’allait pas rigoler. On a entendu à la radio un cadre khmer rouge aboyer l’ordre d’évacuation. J’étais avec le père Robert Venet, un vieux briscard qui avait fait la guerre de 1939-1945 dans les blindés, qui avait connu les prisons nord-vietnamiennes, etc. Lui comme moi avons frémi en entendant ce discours, le vocabulaire désincarné, une façon très brutale de s’exprimer, c’était terrifiant. Nous avons compris que le Cambodge allait basculer dans quelque chose de nouveau. (…) une chape de plomb est tombée ce jour-là sur Phnom Penh. Le lendemain, on s’est tous réfugiés dans l’ambassade de France où j’ai retrouvé Patrice de Beer. Il venait juste d’interroger un Cambodgien du district de Kien Svay et il était enthousiasmé par ce qu’il croyait comprendre. Il me dit : « Les Khmers rouges ont demandé aux fonctionnaires de l’ancien régime de se manifester pour qu’ils apportent leur concours à la révolution. Tu vois, ils ne sont pas si terribles ! » J’ai alors interrogé moi aussi le témoin, mais je l’ai fait en khmer, alors que de Beer s’était contenté du français. Il m’a confirmé que les Khmers rouges avaient demandé aux fonctionnaires d’écrire leur nom sur un tableau, mais ce n’était pas pour les amnistier, c’était pour les liquider ! Tous ont été emmenés dans des camions et tués derrière une pagode. Mais de Beer n’a pas voulu en démordre. Et sa seule réponse était : « Toi tu es anticommuniste, ça ne compte pas. » (…) [comme nombre de journalistes et d’intellectuels, le correspondant du Monde avait des sympathies marxistes, et même maoïstes, bien arrêtées] de même que Jacques Decornoy, qui dirigeait le service étranger du Monde. Pourtant, même à l’ambassade, où nous étions enfermés, des témoignages nous parvenaient. Une jeune femme m’a raconté qu’elle était restée toute une nuit cachée dans un palmier, préférant se faire dévorer par les fourmis rouges plutôt que de tomber entre les mains des Khmers rouges ; elle me parlait de bébés fracassés contre les arbres. Mais, là encore, ces témoignages n’ont pas été pris au sérieux par de Beer… (…) Je me souviens aussi des époux Steinbach, des intellectuels communistes purs et durs qui travaillaient à Phnom Penh pour le ministère français de la Coopération. Le 17 avril, ils étaient fous de joie ! Déguisés en Khmers rouges, avec une casquette Mao sur la tête et un krama autour du cou, ils attendaient les révolutionnaires à l’université de Phnom Penh. Dès qu’ils les ont vus arriver, ils leur ont dit : « Nous sommes avec vous, nous sommes vos frères… » Mais les Khmers rouges les ont aussitôt arrêtés et conduits à l’ambassade. Et là, Jérôme Steinbach s’est mis à faire un speech à la gloire de la révolution khmère rouge. Je me suis mis en colère, et je lui ai dit : « Tu fermes ta gueule ou je te la casse ! » J’ai dû être convaincant, car on ne l’a plus entendu. (…) [Les Steinbach n’en ont pas moins persisté dans leur défense du régime khmer rouge] Et de façon acharnée ! Dès 1976, ils publient une longue défense des Khmers rouges, Phnom Penh libérée, aux Éditions sociales [maison d’édition du Parti communiste français NDLR]. Leurs arguments ne tenaient pas la route, mais, dans le climat de l’époque, ils ont suffi à jeter un sérieux doute sur nos témoignages. [En mai 1975, expulsé du Cambodge] J’en garde un souvenir glaçant. On a parcouru près de 400 kilomètres depuis Phnom Penh jusqu’à la frontière thaïlandaise. Toutes les villes que nous traversions, Kampong Chhnang, Pursat, Battambang, étaient vidées de leurs habitants. Juste avant d’arriver à la frontière, un Khmer rouge qui m’escortait m’a dit : « Vous ne voulez pas m’emmener en France ? Ici le sang va couler. » Le doute n’était plus permis. En sortant du Cambodge, j’étais comme fou. (…) Dès que j’ai atterri à Roissy, une équipe d’Antenne 2 est venue m’interroger. Je leur ai dit que l’entière population de Phnom Penh avait été déportée, mais ils ne me croyaient pas, ils s’amusaient de ce que je disais, ils faisaient de l’ironie. Bref, j’étais inaudible. (…) [Ce refus de vous croire, cette obstination à nier ce que vous aviez vu devaient vous rendre dingue !] Surtout que c’était un état d’esprit très largement partagé ! Nous, les Français rapatriés du Cambodge, étions alors considérés comme des pestiférés, des colons, qui étaient coupables de tous les malheurs des Khmers ou des Vietnamiens. Les prêtres missionnaires, en particulier, étaient accusés de tous les maux. Vous savez, c’était juste après Mai 68, les idées marxistes étaient à la mode chez les journalistes, à l’université. Il y avait les méchants Américains d’un côté, les bons révolutionnaires de l’autre. Un Français, prêtre de surcroît, qui critiquait les Khmers rouges ne pouvait être qu’à la solde des Américains. (…) Les communistes ne s’embarrassaient pas de nuances, vous savez… (…) Le Figaro m’a demandé un entretien, mais dans le climat que j’ai évoqué, ça m’ennuyait d’être relayé uniquement par des journaux de droite, pro-américains, etc. J’ai aussi été interrogé par Denise Dumolin pour L’Aurore, mais elle affichait tellement sa haine des communistes que cela affaiblissait beaucoup mes propos. (…) Très vite, je commence à recueillir des témoignages de Cambodgiens exilés ainsi que des écrits khmers rouges. À partir de l’été 1975, je demande au père Robert Venet, qui est en poste à la frontière thaïlandaise, d’enregistrer la radio officielle des Khmers rouges et de me poster les cassettes. Je passe toute la fin de l’année à les retranscrire et les mettre en parallèle avec les témoignages. Et je me rends compte que ça colle parfaitement : les discours dithyrambiques des Khmers rouges et les récits des réfugiés forment les deux faces d’une même médaille. Je rédige une analyse serrée que j’adresse à plusieurs journalistes, notamment à Jean Lacouture, qui s’était enthousiasmé pour le régime de Pol Pot. Il me téléphone aussitôt : « Je me suis trompé. Vos arguments sont irréfutables, je vais essayer de réparer mes erreurs. » [C’est aussi à ce moment-là que Le Monde change de position sur les Khmers rouges.] Oui, car André Fontaine voulait se dédouaner de tout ce qui avait été écrit par de Beer et Decornoy. Il m’a offert la une où j’ai pu publier en février 1976 un texte qui s’appelait « Le Cambodge neuf mois après ». (..) [Ca a fait un bruit] Gigantesque ! C’était la première fois qu’un texte argumenté évoquait dans la « grande presse » la réalité de ce que vivaient les pauvres Cambodgiens. Mais les pro-Khmers rouges ont tout de suite réagi, notamment Libération, qui, sous la plume de Patrick Sabatier, a répondu de façon très violente et mensongère en publiant un article titré : « Espions, curés, journalistes, SDECE et CIA ». En gros, Sabatier m’accusait de tenir mes informations des services secrets américains, français et thaïlandais, il me traitait de « vétéran de l’Indo », il affirmait que je voulais créer une image aussi négative que possible du Cambodge, etc. (…) [Patrick Sabatier a depuis regretté son « aveuglement » […) en 1985, six ans après la chute des Khmers rouges… (…) [la presse a réagi] Globalement très bien. Même L’Humanité l’a salué. (…) Bien sûr ! En 1976, il apparaît que les Khmers rouges se rapprochent de la Chine maoïste, tandis que le Vietnam se range du côté des soviétiques. Donc les communistes français commencent à se méfier des Khmers rouges. À l’époque où mon article sort, ils jouent encore sur les deux tableaux : d’un côté ils publient le livre des époux Steinbach, de l’autre ils se font l’écho de mon témoignage. En 1977, les choses deviennent claires : les Khmers rouges entrent en conflit ouvert avec les communistes vietnamiens et l’Union soviétique. À partir de là, le PCF devient l’ennemi le plus acharné des Khmers rouges ! Il en fait des tonnes et des tonnes ! Plusieurs fois, à cette époque, j’ai participé à des réunions avec des communistes, et je leur disais : « De grâce, n’en rajoutez pas ! » Le pire, c’est que certains m’accusaient alors de complaisance envers les Khmers rouges (…) [l’accueil de l’Église catholique a été] Très mitigé. Le secrétaire de l’épiscopat m’a encouragé à collecter des informations sur la situation des Cambodgiens en général et des catholiques en particulier. Mais, globalement, on a accueilli mes témoignages avec beaucoup de pincettes. Un jour, le clergé de Paris m’a invité à parler des Khmers rouges. Il y avait là plein de curés qui me prenaient de haut, et me disaient : « Vu ce que tu as vécu, on comprend que tu sois anticommuniste, mais quand même.» Je leur répondais : « Ce n’est pas par anticommunisme que je m’oppose aux Khmers rouges, c’est parce que ma foi catholique romaine m’empêche d’être complice d’un régime qui met un peuple entier en esclavage ! » Seulement, aux yeux de la plupart des prêtres de l’époque, un discours comme le mien vous faisait passer pour une sorte de demeuré. Ils ne comprenaient pas comment moi, prêtre, je pouvais refuser les lumières du marxisme… Cela m’a vraiment surpris. Entre mon départ pour le Cambodge, en 1965, et mon retour, en 1975, les choses avaient bien changé. J’ai pensé que si l’Église de France en était réduite à répandre les idées marxistes dans le monde, il y avait un gros problème… François Ponchaud
Dans la suite de notre petit début de recensement des fautes professionnelles de nos journalistes nationaux …
Retour sur une rareté dans le journalisme à la française, un demi (et quelque peu tardif: 30 ans après !) mea culpa du Monde pour son support indirect, via ses correspondants Patrice De Beer et JC Pomonti, d’un génocide, celui du Cambodge en 1975 (voir la très complète récension d’articles sur un site hélas par ailleurs notoirement antisémite Fonjallaz)
A quand celui du Nouvel Observateur pour son soutien de la Révolution islamique de Khomeny avec notamment son philosophe-reporter de choc Foucault?
ÉDITORIAL
Khmers rouges, le crime
Le Monde
19.04.05
VOICI TRENTE ANS, le 17 avril 1975, les « Khmers rouges », ainsi que le prince Norodom Sihanouk avait surnommé les communistes du Cambodge, instauraient à Phnom Penh une des plus meurtrières dictatures du XXe siècle. Un régime dont l’Histoire retiendra, plus que l’ironie involontaire de son nom, le « Kampuchéa démocratique », le génocide qu’il perpétra, éliminant physiquement, en quatre petites années, entre un quart et un tiers de la population du pays.
Venant dans le contexte des luttes d’émancipation « anticoloniales » et « anti-impérialistes », la tragédie frappant le peuple khmer se déroula dans une indifférence générale autour d’un pays dont les nouveaux maîtres avaient hermétiquement scellé les frontières. L’aveuglement – un aveuglement dont Le Monde ne fut pas exempt – prévalut jusqu’à ce que l’armée vietnamienne, pour des raisons propres à Hanoï, mette fin au régime de Pol Pot, en janvier 1979, et que les témoignages commencent à se faire jour sur la violence inouïe et la froide démence qui s’étaient emparées du Cambodge.
Cette tragédie est aujourd’hui reconnue, amplement documentée, par des historiens mais aussi par de courageux militants khmers des droits de l’homme et des artistes, tel le cinéaste Rithy Panh, auteur du documentaire S21. Mais elle est restée impunie. Si Pol Pot lui-même est mort dans un règlement de comptes entre anciens « camarades », les autres ex-dirigeants khmers rouges ne sont toujours pas passés devant un tribunal, qu’il soit national ou international.
Le procès que se sont engagés à organiser conjointement l’actuel gouvernement de Phnom Penh et les Nations unies, qui, à ce titre, engagent la responsabilité morale de la communauté mondiale, n’a toujours pas commencé. Son financement vient tout juste d’être assuré. Il est possible qu’il se tienne en 2005 ou qu’il soit encore différé à 2006. N’y figureront même pas, en principe, deux des plus visibles assassins patentés de ce régime de bourreaux. Khieu Samphan, alors chef de l’Etat en titre, et Ieng Sary, beau-frère de Pol Pot, coulent des jours paisibles dans une retraite politique que nul n’inquiète.
A la veille de cet anniversaire, l’ethnologue français François Bizot, qui fut lui-même prisonnier des Khmers rouges avant 1975, insistait dans les pages de ce journal sur le profond travail de réflexion qui s’impose toujours à propos de ce drame. Plus encore qu’aux Cambodgiens, dont le traumatisme s’explique, cette réflexion s’impose à la communauté internationale, qui n’a pas su, à l’époque, discerner l’horreur. C’est-à-dire à nous tous, individuellement comme collectivement, dans la mesure où, ailleurs, tortionnaires et illuminés poursuivent leurs basses oeuvres, tandis que, trop souvent, nous regardons dans une autre direction.
Il est trop facile d’invoquer le contexte de la guerre froide, qui opposait deux camps à travers l’Asie du Sud-Est, pour passer le drame khmer rouge aux profits et pertes de l’Histoire.
COMPLEMENT:
Phnom Penh, le 28 avril 1975. Nous, soussignés, correspondants, pigistes de presse,radios et télévisions, et photographes actuellement à Phnom Penh, nous engageons à ne rien publier dans un quelconque organe d’information et à ne faire aucune déclaration ni témoignage de quelque sorte que ce soit avant d’avoir obtenu confirmation que le dernier passager du dernier convoi a franchi la frontière thaïlandaise. Nous nous engageons d’autre part à user de toute notre influence pour empêcher les autres organes d’information à publier des informations et témoignages sur ce qui s’est passé à Phnom Penh depuis le 17 avril avant que l’évacuation des personnes réfugiées dans l’ambassade de France soit terminée. L’embargo sur la diffusion d’informations, articles, films, photos, bandes magnétiques s’entend à partir de Bangkok. Pacte du silence (signés par 18 journalistes français, 28 avril 1975)
Mais ce qui est sûr, c’est que le gouvernement et la presse française se sont entrepris d’exploiter au maximum l’affaire. […] Sauvagnarde n’hésitait pas à déclarer que leur vie était mise en danger par le voyage en camion Phnom Penh – frontière thailandaise (350Km, trajet que j’ai personnellement fait en pleine guerre en 1973 en 8 heures, sans en souffrir.) […] Sur place c’est le grand jeu : 200 diplomates et journalistes attendent les réfugiés à la frontière et font le siège des sentinelles khmères. […] Une dernière remarque : on ne nous aura rien épargné sur la « situation dramatique » de ces réfugiés: on aurait aimé en entendre autant quand 700 000 Cambodgiens étaient massacrés par la guerre américaine. Il est vrai que pour nos humanistes la peau d’un jaune n’a jamais valu le confort d’un blanc. Libération (Les tribulations des Français, 2 mai 1975)
Calomniez,calomniez,il en restera toujours quelque chose. Les ennemis de la résistance khmère le savent. La « grande presse » et les radios n’hésitent pas à se faire le haut parleur des services de guerre psychologique américaine pour discréditer et isoler le pouvoir populaire qui se met en place à Phnom Penh. Depuis la libération de la capitale chaque matin amène sa dose de rumeurs : panique dans la population,massacre des journalistes, exécutions sommaires des dirigeants de l’ancien régime, déportation de la population de la capitale remplacée par des paysans, destruction systématique des symboles de la civilisation occidentale… Tout y est : sur fond de racisme anti-jaune c’est la mise à sac de Rome par les hordes barbares : le spectre de Gengis Khan plane sur les chaumières. Libération (Vérité et mensonge, 28 avril 1975)
Après Hitler, Staline, Suharto, Nixon, l’Organisation révolutionnaire du Cambodge est en train de réaliser un des meilleurs « scores » de notre barbarie moderne. Serge Thion (Le Cambodge, l’organisation et la barbarie, Libération, 7 mars 1977)
La révolution khmère, même si on fait la part (et il faut la faire) des exagérations et déformations volontaires ou non, est certes terrifiante. On ne fait pas la révolution sur des charniers, on ne construit pas un pays sous la menace des fusils. C’est pourtant la réalité qui apparaît à travers les récits de ceux (environ 60 000) qui ont fui le pays. Patrick Ruel (Ni tragédie, ni démence », Libération, 7 mars 1977)
A trop avoir voulu « avoir raison » de cette guerre, on s’est laissé aveugler, on n’a rien vu, rien compris- ou presque. Nombreux sont aujourd’hui les imbéciles qui peuvent ricaner de tous ceux, journalistes en premier lieu, qui ont applaudi en 1975, à la victoire des Khmers rouges. Rares sont ceux qui, à l’époque, avaient imaginé, ne fut-ce qu’une partie de ce que serait la révolution khmère rouge. Rares aussi ceux qui, dès les premiers récits de réfugiés échappés du Cambodge, ont accepté ce qui devait rapidement s’imposer -l’existence d’un auto-génocide par la combinaison de la famine, du dogmatisme imbécile et des massacres. (…) Les spectateurs du film apprécieront la stupidité de l’auteur de ces lignes. Il a fallu la mort d’un ami aux mains des Khmers rouges, la rencontre avec un Pin Yathai (auteur de l’Utopie meurtrière), puis la visite des champs de la mort Khmers rouges et des camps de réfugiés en Thaïlande, au lendemain de l’invasion vietnamienne, pour que je regarde en face la vérité de l’aveuglement qui avait été le mien comme celui d’autres. Un aveuglement qui a ses raisons, mais n’a pas d’excuse. Cette déchirure-là ne s’est pas cicatrisée, et elle ne le sera jamais. Patrick Ruel (alias Partick Sabatier, « La déchirure », Libération, 13 février 1985)
Libé, les maos et les Khmers rouges
« Que Libé s’excuse! » « Libération a la mémoire sélective. » « Les anciens maos font tout pour oublier leur soutien passé aux Khmers rouges. » « Libé n’a jamais fait son aggiornamento. »
Arnaud Vaulerin
Carnets de Phnom Penh
Depuis des années, systématiquement, des lecteurs, des internautes ou des personnes rencontrés lors de reportages ou d’interviews ne cessent de rappeler la Une de Libération, le 17 avril 1975 (voir ci-contre). « Le drapeau de la résistance flotte sur Phnom Penh », titrait le quotidien créé deux ans plus tôt par des militants maoïstes et la Gauche prolétarienne.
En fait, c’est surtout la Une du lendemain (voir ci-dessous) qui témoigne de la satisfaction de Libération et, rétrospectivement, fait mal. 24 heures après la prise de la capitale par les Khmers rouges, le journal titre sur les « sept jours de fête pour une libération ».
Sans être présent au Cambodge, le journal rapporte que « par dizaines de milliers, les habitants de Phnom Penh sont descendus jeudi dans les avenues de la capitale pour accueillir les premières unités des forces de libération ».
L’agence japonaise Kyodo, l’AFP et le correspondant du Monde, P. de Beer, sont cités pour sourcer cet article non signé en une de Libération. En ce mois d’avril 1975, le journal met surtout en exergue la colère des Etats-Unis et de Henry Kissinger, l’échec de la « doctrine Nixon » et des « mercenaires américains ». Et salue, surtout, les Khmers rouges campés en « trouble-fête ».
« Une guerre révolutionnaire à l’heure de la détente. Cette formule résume l’originalité et le sens profond de la lutte de libération nationale menée depuis cinq ans par le peuple camgodgien (sic) contre l’agression américaine », écrit Patrick Ruel le 17 avril.
Quelques jours plus tard, il parlera de « calomnies » pour qualifier les premières informations rapportant des cas d’exécutions et d’évacuations massives commises par les troupes de Pol Pot.
Depuis, Libération n’aurait donc rien dit sur les atrocités commises par les Khmers rouges, aurait jeté dans les poubelles de l’oubli sa sympathie passée pour les communistes radicaux du Kampuchea démocratique. Et n’aurait pas renié ses errements gauchistes et ses aveuglements sur ce chapitre très douloureux du Cambodge.
C’est peut-être séduisant aux yeux de certains, mais c’est inexact. Tardivement (sûrement), le journal a fait part de ses erreurs et de ses égarements. C’était le 13 février 1985.
Dans un long commentaire, Patrick Sabatier revenait sur sa « déchirure ». Cette année-là, le journal consacrait plusieurs pages au très beau film de Roland Joffé, la déchirure, qui sortait en salles. « A trop avoir voulu « avoir raison » de cette guerre, on s’est laissé aveugler, on n’a rien vu, rien compris- ou presque », écrivait Patrick Sabatier.
Il poursuivait. « Nombreux sont aujourd’hui les imbéciles qui peuvent ricaner de tous ceux, journalistes en premier lieu, qui ont applaudi en 1975, à la victoire des Khmers rouges. Rares sont ceux qui, à l’époque, avaient imaginé, ne fut-ce qu’une partie de ce que serait la révolution khmère rouge. Rares aussi ceux qui, dès les premiers récits de réfugiés échappés du Cambodge, ont accepté ce qui devait rapidement s’imposer -l’existence d’un auto-génocide par la combinaison de la famine, du dogmatisme imbécile et des massacres. »
Ils sont peu nombreux effectivement à avoir pu témoigner de la folie exterminatrice des Khmers rouges. Comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, François Ponchaud fut l’un de ceux-là.
« Les révolutionnaires ont sans doute des choses autrement importantes à faire en ce moment que de permettre aux journalistes de faire leur travail », rapporte Sabatier en citant une de ses phrases extraites d’un article de 1975.
Dix ans plus tard, il analyse: « Les spectateurs du film (la Déchirure, ndlr) apprécieront la stupidité de l’auteur de ces lignes. Il a fallu la mort d’un ami aux mains des Khmers rouges, la rencontre avec un Pin Yathai (auteur de l’Utopie meurtrière), puis la visite des champs de la mort Khmers rouges et des camps de réfugiés en Thaïlande, au lendemain de l’invasion vietnamienne (en janvier 1979, ndlr), pour que je regarde en face la vérité de l’aveuglement qui avait été le mien comme celui d’autres. Un aveuglement qui a ses raisons, mais n’a pas d’excuse », écrivait le journaliste de Libération. Qui concluait: « Cette déchirure-là ne s’est pas cicatrisée, et elle ne le sera jamais. »
Jean Lacouture, qui a également couvert les événements cambodgiens, a confié lui aussi (et il n’est bien sûr pas le seul) « avoir trop longtemps ignoré la réalité des camps des Khmers rouges », comme il l’a confié à Gilbert et Nicole Balavoine dans un livre d’entretiens publié en février par les éditions Confluences (Jean Lacouture ou le goût des autres).
Il conclut le chapitre sur le Cambodge, intitulé « Un trop long silence », par ces phrases: « Etre journaliste, c’est d’abord écrire l’histoire immédiate. L’exercice est périlleux et comporte beaucoup de risques d’erreur. La pratique responsable de ce métier implique la correction de ces erreurs et la révision des points de vue. Cela peut se faire le lendemain, la semaine ou le mois suivant. Pour moi, cela a pris parfois beaucoup plus de temps, mais je l’ai fait. Il y a eu faute professionnelle. La confession n’absout par le journaliste. »
Voir encore pour l’Unité (journal du PS):
L’aventure américaine au Cambodge restera exemplaire dans l’Histoire: la plus grande puissance mondiale, utilisant toutes les armes de son arsenal, n’a pas réussi à mettre à genoux un pays très petit, en termes de population, et très arriéré, en termes de développement économique. Wilfred, Burchett (La chute des « dominos, L’Unité, 18 avril 1975)
Inutile d’en chercher : il n’y a pas d’excuses. Ni dans les drames du passé, coups d’Etat, oppression, répression, ni dans ceux du présent propres à l’avènement d’un régime lui-même issu d’une révolution. Non, il n’y a pas d’excuse pour le gouvernement, pour le système, pour les méthodes des Khmers rouges au Cambodge. Je comprends et j’admets certains des arguments qu’on m’objecte. D’abord, que les rares informations dont nous disposons en Europe contiennent une forte dose de fausses nouvelles, de photographies truquées, bref de provocation. Ensuite, qu’on ne peut, d’un revers de main, effacer l’Histoire et surtout l’Histoire vécue, écrite et subie dans le sang. (…)Le devoir d’éduquer, de former les esprits aux obligations et aux choix que suppose toute rupture de société ne peut être confondu sans dommage majeur, aux conséquences infinies, avec cette épouvantable machinerie mise en place un peu partout pour broyer les consciences en brisant au besoin les corps. A Phnom-Penh on en est là. François Mitterrand (Ma part de vérité, L’Unité, 30 avril 1976)
Quand, en avril dernier, j’ai demandé des explications au gouvernement du Cambodge sur les informations tragiques que diffusait la presse au lendemain de l’évacuation de Phnom-Penh, certains m’ont accusé de joindre ma voix aux revanchards de l’impérialisme vaincu. Je ne néglige pas l’objection. Mais je crains trop qu’un Dogme socialiste ne se substitue à la Raison d’Etat, tout aussi détestable, tout aussi redoutable, pour accepter cet argument. Le socialisme ne représente pas une valeur supérieure à l’humble vérité des faits. Il ne constitue pas davantage la vérité en soi. Il est débat, recherche, approche. François Mitterrand (Ma part de vérité, L’Unité, 21 janvier 1977)
Il faut souhaiter à ce peuple, qui depuis plus de trois ans a subi le délire paranoïaque des dirigeants de Phnom Penh, d’éviter d’avoir à fuir dans quelques mois leur pays, comme le font chaque jour des Vietnamiens. L’histoire a parfois un goût de regret. Espérons que pour les Cambodgiens elle cessera d’être amère. Antoine Violet (Paix en Indochine, L’Unité, 12 janvier 1979)
Quoi qu’il en soit, le peuple khmer, qui comptait dix millions d’hommes, en a perdu deux millions du fait de la guerre américaine. Deux millions auraient été anéantis par le régime de Pol Pot et, dans les mois qui viennent, si la situation internationale reste la même, des centaines de milliers de Cambodgiens vont mourir de faim. L’Unité (juin 1979)
Une chose est désormais à peu près acquise : les épreuves subies par le peuple cambodgien, depuis la chute du gouvernement Lon Nol et l’arrivée des Khmers rouges de Pol Pot au pouvoir, en 1975, sont comparables à celles subies par le peuple juif durant la Seconde Guerre mondiale ou le peuple arménien au cours de la Première Guerre mondiale. Les choses sont même plus graves dans le cas du Cambodge. Ce petit peuple risque bel et bien de disparaître pour de bon, soit de mort brutale, soit de l’exode, soit de la faim. Il y avait huit millions de Cambodgiens en 1975 ; il en subsiste quatre aujourd’hui… Il faut rappeler que le fanatisme et le délire du régime de Pol Pot ont coûté la vie à près de deux millions et demi de Cambodgiens ! Des hommes, des femmes et des enfants sont morts exécutés et exténués dans les rizières et dans les fossés.La déportation des populations des villes a fait disparaître presque toute l’élite intellectuelle, commerçante et artisanale du pays. Ceux qui ont pu s’aventurer en territoire cambodgien ces derniers temps ont vu dans la jungle les charniers où se décomposaient les cadavres entassés par les militants khmers rouges, lorsque ces derniers battaient retraite devant les forces vietnamiennes mais faisaient encore régner leur terreur dans les villages ou les campagnes. De ce point de vue, il faut le dire, l’invasion vietnamienne de janvier 1979 a été la fin d’un cauchemar pour le peuple khmer. L’Unité (« Cambodge : au coeur des ténèbres », 9 novembre 1979)
Quand Paris adorait les Khmers rouges
Bruno Deniel-Laurent
Causeur
25 août 2015
Envoyé comme prêtre missionnaire au Cambodge en 1965, le père François Ponchaud a été l’un des premiers à révéler au monde, avec son livre Cambodge année zéro, l’ampleur des crimes perpétrés par le régime communiste des Khmers rouges.
Mais il est toujours dangereux d’avoir raison avant les autres : quarante ans plus tard, François Ponchaud revient sur cette « bataille pour la vérité » qu’il a dû mener face à tous ceux, journalistes, intellectuels ou prêtres, qui en pinçaient alors pour les révolutionnaires cambodgiens.
Il a notamment publié Cambodge, année zéro, Julliard (1977), Kailash (1998), La Cathédrale de la rizière, Fayard (1990), Une brève histoire du Cambodge, Éditions Siloë (2007).
Causeur: Vous étiez à Phnom Penh, le 17 avril 1975, quand les Khmers rouges sont entrés dans la ville. Que vous inspire rétrospectivement le traitement de l’événement par la presse et l’intelligentsia françaises ?
François Ponchaud. La plupart ont fait preuve d’aveuglement idéologique. Mais je ne serai pas trop sévère avec les unes des premiers jours, car la situation a pris tout le monde de court.
« Phnom Penh libérée dans la liesse », écrivait le correspondant du Monde, Patrice de Beer, dans l’édition du 18 avril 1975… Mais jusqu’à 10 heures du matin, le 17 avril 1975, c’était effectivement la liesse ! Le peuple cambodgien voulait que la guerre civile s’arrête. Toute la matinée, ça a été un va-et-vient de factions armées, d’escarmouches, de fraternisations. Je vivais depuis dix ans au Cambodge, je parlais khmer, et je ne comprenais rien à ce qui se passait, alors imaginez les correspondants de presse ! On ne peut pas en vouloir à de Beer d’avoir écrit ça.
Quand avez-vous compris que le pire était en train d’arriver ?
À 10 heures du matin, on a vu arriver des groupes de combattants vêtus de noir, casquette Mao vissée sur la tête. Ils avaient le visage émacié, les traits durs. Ils ont commencé à fouiller et à brutaliser les passants. Je me suis dit qu’avec ceux- là on n’allait pas rigoler. On a entendu à la radio un cadre khmer rouge aboyer l’ordre d’évacuation. J’étais avec le père Robert Venet, un vieux briscard qui avait fait la guerre de 1939-1945 dans les blindés, qui avait connu les prisons nord-vietnamiennes, etc. Lui comme moi avons frémi en entendant ce discours, le vocabulaire désincarné, une façon très brutale de s’exprimer, c’était terrifiant. Nous avons compris que le Cambodge allait basculer dans quelque chose de nouveau.
Cambodge année zéro : c’est le titre du livre que vous publierez en 1977 et qui fera connaître au monde l’ampleur des crimes khmers rouges…
Oui, une chape de plomb est tombée ce jour-là sur Phnom Penh. Le lendemain, on s’est tous réfugiés dans l’ambassade de France où j’ai retrouvé Patrice de Beer. Il venait juste d’interroger un Cambodgien du district de Kien Svay et il était enthousiasmé par ce qu’il croyait comprendre. Il me dit : « Les Khmers rouges ont demandé aux fonctionnaires de l’ancien régime de se manifester pour qu’ils apportent leur concours à la révolution. Tu vois, ils ne sont pas si terribles ! » J’ai alors interrogé moi aussi le témoin, mais je l’ai fait en khmer, alors que de Beer s’était contenté du français. Il m’a confirmé que les Khmers rouges avaient demandé aux fonctionnaires d’écrire leur nom sur un tableau, mais ce n’était pas pour les amnistier, c’était pour les liquider ! Tous ont été emmenés dans des camions et tués derrière une pagode. Mais de Beer n’a pas voulu en démordre. Et sa seule réponse était : « Toi tu es anticommuniste, ça ne compte pas. »
C’est que, comme nombre de journalistes et d’intellectuels, le correspondant du Monde avait des sympathies marxistes, et même maoïstes, bien arrêtées…
Oui, de même que Jacques Decornoy, qui dirigeait le service étranger du Monde. Pourtant, même à l’ambassade, où nous étions enfermés, des témoignages nous parvenaient. Une jeune femme m’a raconté qu’elle était restée toute une nuit cachée dans un palmier, préférant se faire dévorer par les fourmis rouges plutôt que de tomber entre les mains des Khmers rouges ; elle me parlait de bébés fracassés contre les arbres. Mais, là encore, ces témoignages n’ont pas été pris au sérieux par de Beer…
Le réel ne passera pas !
Je me souviens aussi des époux Steinbach, des intellectuels communistes purs et durs qui travaillaient à Phnom Penh pour le ministère français de la Coopération. Le 17 avril, ils étaient fous de joie ! Déguisés en Khmers rouges, avec une casquette Mao sur la tête et un krama autour du cou, ils attendaient les révolutionnaires à l’université de Phnom Penh. Dès qu’ils les ont vus arriver, ils leur ont dit : « Nous sommes avec vous, nous sommes vos frères… » Mais les Khmers rouges les ont aussitôt arrêtés et conduits à l’ambassade. Et là, Jérôme Steinbach s’est mis à faire un speech à la gloire de la révolution khmère rouge. Je me suis mis en colère, et je lui ai dit : « Tu fermes ta gueule ou je te la casse ! » J’ai dû être convaincant, car on ne l’a plus entendu.
Les Steinbach n’en ont pas moins persisté dans leur défense du régime khmer rouge…
Et de façon acharnée ! Dès 1976, ils publient une longue défense des Khmers rouges, Phnom Penh libérée, aux Éditions sociales [maison d’édition du Parti communiste français NDLR]. Leurs arguments ne tenaient pas la route, mais, dans le climat de l’époque, ils ont suffi à jeter un sérieux doute sur nos témoignages.
En mai 1975, vous êtes donc expulsé du Cambodge. Comment cela s’est-il passé ?
J’en garde un souvenir glaçant. On a parcouru près de 400 kilomètres depuis Phnom Penh jusqu’à la frontière thaïlandaise. Toutes les villes que nous traversions, Kampong Chhnang, Pursat, Battambang, étaient vidées de leurs habitants. Juste avant d’arriver à la frontière, un Khmer rouge qui m’escortait m’a dit : « Vous ne voulez pas m’emmener en France ? Ici le sang va couler. » Le doute n’était plus permis. En sortant du Cambodge, j’étais comme fou.
Ce refus de vous croire, cette obstination à nier ce que vous aviez vu devaient vous rendre dingue !
Surtout que c’était un état d’esprit très largement partagé !
Nous, les Français rapatriés du Cambodge, étions alors considérés comme des pestiférés, des colons, qui étaient coupables de tous les malheurs des Khmers ou des Vietnamiens. Les prêtres missionnaires, en particulier, étaient accusés de tous les maux. Vous savez, c’était juste après Mai 68, les idées marxistes étaient à la mode chez les journalistes, à l’université. Il y avait les méchants Américains d’un côté, les bons révolutionnaires de l’autre. Un Français, prêtre de surcroît, qui critiquait les Khmers rouges ne pouvait être qu’à la solde des Américains.
Un Français installé au Cambodge ne pouvait pas être un colon puisque le royaume était indépendant depuis 1953…
Les communistes ne s’embarrassaient pas de nuances, vous savez…
La presse de droite était-elle plus réceptive ?
Le Figaro m’a demandé un entretien, mais dans le climat que j’ai évoqué, ça m’ennuyait d’être relayé uniquement par des journaux de droite, pro-américains, etc. J’ai aussi été interrogé par Denise Dumolin pour L’Aurore, mais elle affichait tellement sa haine des communistes que cela affaiblissait beaucoup mes propos.
Il semble tout de même que la fascination pour les Khmers rouges ait été beaucoup moins durable que celle qu’inspirait Mao, sans doute parce qu’on disposait d’informations irréfutables. Et vous y avez grandement contribué.
Très vite, je commence à recueillir des témoignages de Cambodgiens exilés ainsi que des écrits khmers rouges. À partir de l’été 1975, je demande au père Robert Venet, qui est en poste à la frontière thaïlandaise, d’enregistrer la radio officielle des Khmers rouges et de me poster les cassettes. Je passe toute la fin de l’année à les retranscrire et les mettre en parallèle avec les témoignages. Et je me rends compte que ça colle parfaitement : les discours dithyrambiques des Khmers rouges et les récits des réfugiés forment les deux faces d’une même médaille. Je rédige une analyse serrée que j’adresse à plusieurs journalistes, notamment à Jean Lacouture, qui s’était enthousiasmé pour le régime de Pol Pot. Il me téléphone aussitôt : « Je me suis trompé. Vos arguments sont irréfutables, je vais essayer de réparer mes erreurs. »
C’est aussi à ce moment-là que Le Monde change de position sur les Khmers rouges.
Oui, car André Fontaine voulait se dédouaner de tout ce qui avait été écrit par de Beer et Decornoy. Il m’a offert la une où j’ai pu publier en février 1976 un texte qui s’appelait « Le Cambodge neuf mois après ».
Ça a dû faire du bruit !
Gigantesque ! C’était la première fois qu’un texte argumenté évoquait dans la « grande presse » la réalité de ce que vivaient les pauvres Cambodgiens. Mais les pro-Khmers rouges ont tout de suite réagi, notamment Libération, qui, sous la plume de Patrick Sabatier, a répondu de façon très violente et mensongère en publiant un article titré : « Espions, curés, journalistes, SDECE et CIA ». En gros, Sabatier m’accusait de tenir mes informations des services secrets américains, français et thaïlandais, il me traitait de « vétéran de l’Indo », il affirmait que je voulais créer une image aussi négative que possible du Cambodge, etc.
Il me semble que Patrick Sabatier a depuis regretté son « aveuglement »…
Oui, en 1985, six ans après la chute des Khmers rouges…
En dehors de Libération (qui était peuplé de maos), comment la presse a-t- elle réagi à votre texte ?
Globalement très bien. Même L’Humanité l’a salué.
Il se trouve qu’exceptionnellement les intérêts de Moscou, donc du PCF, coïncidaient avec la vérité historique, car les relations sino-soviétiques étaient alors au plus bas…
Bien sûr ! En 1976, il apparaît que les Khmers rouges se rapprochent de la Chine maoïste, tandis que le Vietnam se range du côté des soviétiques. Donc les communistes français commencent à se méfier des Khmers rouges. À l’époque où mon article sort, ils jouent encore sur les deux tableaux : d’un côté ils publient le livre des époux Steinbach, de l’autre ils se font l’écho de mon témoignage. En 1977, les choses deviennent claires : les Khmers rouges entrent en conflit ouvert avec les communistes vietnamiens et l’Union soviétique. À partir de là, le PCF devient l’ennemi le plus acharné des Khmers rouges ! Il en fait des tonnes et des tonnes ! Plusieurs fois, à cette époque, j’ai participé à des réunions avec des communistes, et je leur disais : « De grâce, n’en rajoutez pas ! » Le pire, c’est que certains m’accusaient alors de complaisance envers les Khmers rouges !
Ceux-là mêmes qui en 1975 vous traitaient de menteur et d’agent américain… Mais alors que ces questions enflammaient les médias et les partis, quel a été l’accueil de l’Église catholique à votre retour ?
Très mitigé. Le secrétaire de l’épiscopat m’a encouragé à collecter des informations sur la situation des Cambodgiens en général et des catholiques en particulier. Mais, globalement, on a accueilli mes témoignages avec beaucoup de pincettes. Un jour, le clergé de Paris m’a invité à parler des Khmers rouges. Il y avait là plein de curés qui me prenaient de haut, et me disaient : « Vu ce que tu as vécu, on comprend que tu sois anticommuniste, mais quand même.» Je leur répondais : « Ce n’est pas par anticommunisme que je m’oppose aux Khmers rouges, c’est parce que ma foi catholique romaine m’empêche d’être complice d’un régime qui met un peuple entier en esclavage ! » Seulement, aux yeux de la plupart des prêtres de l’époque, un discours comme le mien vous faisait passer pour une sorte de demeuré. Ils ne comprenaient pas comment moi, prêtre, je pouvais refuser les lumières du marxisme… Cela m’a vraiment surpris. Entre mon départ pour le Cambodge, en 1965, et mon retour, en 1975, les choses avaient bien changé. J’ai pensé que si l’Église de France en était réduite à répandre les idées marxistes dans le monde, il y avait un gros problème…
• Entretien réalisé en mai 2015 à l’église Saint-Michel de Sihanoukville, Cambodge.
Khmers rouges ? Ainsi surnommés par le roi Norodom Sihanouk, les « Khmers rouges », regroupés au sein du Parti communiste du Kampuchéa, formaient la principale force d’opposition marxiste-léniniste du Cambodge dans les années 1960 et 1970. Formés à l’école du Parti communiste français, les dirigeants du mouvement, parmi lesquels Pol Pot, prennent le pouvoir en avril 1975. Liquidant toutes les élites – politiques, religieuses, artistiques, etc. – du pays, déportant l’intégralité des populations urbaines vers des camps de travail, les Khmers rouges vont provoquer la mort d’environ un quart des habitants du Cambodge. Chassés du pouvoir en 1979 quand les Vietnamiens prosoviétiques envahissent le Cambodge, les Khmers rouges vont se réfugier dans les zones occidentales du pays et continuer le combat jusqu’à la fin des années 1990. Un tribunal « internationalisé » est établi à Phnom Penh depuis 2009, chargé de juger une poignée d’anciens hauts dirigeants de l’organisation.
Publié par jcdurbant