Róbert Hász : Fábián Marcell és a táncolo halál [Marcell Fábián et la mort dansante]

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Ma lecture du premier tome des aventures de Marcell Fábián avait été marquée par l’acquisition de nouveaux mots du vocabulaire hongrois : hulla et tetem, deux mots pour « cadavre », soulignaient utilement le côté détective du roman, tandis que komornyik et konflis (« majordome » et « fiacre » respectivement) dénotaient le côté désuet, début XXe, de ce roman publié en 2017. Ces mots n’ayant plus valeur de nouveauté lors de ma lecture de ce deuxième tome, je me suis contentée de les saluer à distance lorsque je les ai croisés, afin de me concentrer sur autre chose : l’intrigue (assez entourloupée).

Cette deuxième lecture a tout de même été l’occasion de m’interroger sur un autre mot – anglais celui-là – et son étymologie, parce que c’est lui qui, arrivée à la dernière page du livre, m’est immédiatement venu à l’esprit (avec un peu d’ironie). What a cliffhanger ! Je ne suis pas sûre que ni le français ni le hongrois aient une manière aussi concise, littérale et imagée d’exprimer la surprise qui vient avec un tout dernier rebondissement qui nous laisse avide de passer à l’épisode suivant pour avoir le fin mot de l’histoire. En cherchant un bon équivalent de ce mot – cliffhanger – je me suis demandé comment l’image avait bien pu entrer dans le langage courant : qui, où, s’était retrouvé à s’agripper au rebord d’une falaise, suspendu au-dessus du vide, à deux doigts de lâcher prise mais tout de même tenu de s’accrocher jusqu’à la livraison du numéro suivant. Il semble y avoir un consensus autour du fait que, même si la notion de suspense était déjà depuis longtemps dans les mœurs du storytelling, l’image du cliffhanger proviendrait d’un épisode de A pair of blue eyes, un roman-feuilleton (1872-1873) de Thomas Hardy (ce qui m’a un peu surprise, car dans mon souvenir Hardy aime mettre ses personnages en danger mais pas souvent en danger si vulgairement physique).

Dans Fábián Marcell és a táncolo halál [« Marcell Fábián et la mort dansante » (traduction littérale mais peu élégante)], il ne risque pas d’être question de situations dangereuses causées par des changements trop abrupts d’altitude, parce que la majeure partie du roman se déroule, comme au premier tome, à Zombor, alors en Hongrie, aujourd’hui en Serbie, et hier comme aujourd’hui caractérisée par l’absence de relief de ses environs. C’est là, à Zombor et dans les villages avoisinants, qu’interviennent les décès qui vont donner au détective Marcell Fábián sa première affaire depuis qu’il s’est avec peine remis de la tentative d’assassinat qui avait failli le voir perdre la vie au 13e jour du premier tome (« Les treize jours de l’inspecteur de police Marcell Fábián »). En termes des profils concernés, ces décès sont assez variés – Erzsi la fille du café, Menyhért Balaskó le propriétaire terrien, le boucher Csajovác… ; a priori, ils n’ont rien à voir entre eux, si ce n’est qu’ils sont tous morts de la même manière : seuls, ils ont dansé une danse lente pendant des heures, répétant des mots sans queue ni tête, avant de s’effondrer, sans vie. Il y a aussi un suicide, deux enfants abandonnés, une poignée de disparitions suspectes dont celle de la servante de Marcell, et l’arrivée en ville, puis le départ précipité, d’un cirque et de son propriétaire.

Pour les besoins marketing de ce deuxième tome, Marcell a été élevé au rang de magyar Poirot, « Poirot hongrois », et il est vrai qu’il a la même capacité à fureter de manière visible tout en gardant pour soi la direction de ses cogitations afin de permettre à l’auteur de surprendre les collègues, les proches et les lecteurs de Marcell – et peut-être Marcell lui-même – avec une solution toute cuite, à un nombre de pages raisonnables avant le fin du livre (je note tout de même que le véritable Poirot ne se serait probablement pas lancé dans le cambriolage nocturne de la propriété d’une actrice connue, même si c’est pour la bonne cause). Cette fois-ci, j’ai eu un peu de mal à démêler les différents mobiles et les différentes causes des différents décès, et je continue à trouver le héros-détective un peu plat (sa femme, Amália, a bien plus de personnalité, mais c’est aussi qu’elle est plus bavarde). Dans ce tome, il s’avère que Marcell n’aime pas spécialement voyager, et qu’il n’aime pas beaucoup lire non plus : découverte qui m’a, évidemment, un peu désolée même si en ce qui concerne le deuxième point le héros évolue en cours de route.

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A Rijeka comme à Opatija et dans les bourgades éparpillées le long de la côte, on peut s’amuser à repérer les plaques commémorant le(s) passage(s) de tel ou tel illustre Hongrois, ici Mór Jókai, autrefois client de l’hôtel Europa, à Fiume.

Le fait que Marcell n’aime pas voyager est apparent dès le début de l’intrigue, qui se déroule non pas à Zombor mais à Fiume, ville qui, bien que tout le contraire de plate, ne présente pas de risque particulier de cliffhanging (c’est aujourd’hui Rijeka, en Croatie). Fiume, et sa voisine Abbázia (Opatija), donnent un je-ne-sais-quoi de mondanité à ce deuxième volume : là où le premier livre jouait sur la diversité ethnique de la région pour donner de la texture à sa recréation de la ville, ce deuxième tome fait surtout apparaitre quelques noms qui parleront (uniquement) à tous les Hongrois et magyarophiles confirmés. Ainsi, à Fiume, Marcell et sa femme logent-ils chez Emília Kánya (1830-1905, autrice et fondatrice dans les années 1860 d’un magazine pour femmes) ; à Zombor, Marcell reçoit temporairement pour collègue Elek Gozsdu (1849-1919), écrivain et juriste dont le rôle dans l’histoire m’est apparu assez consternant ; à Abbázia, Amália entraine son mari chez nul autre que Mór Jókai (1825-1904), grand nom des lettres hongroises du XIXe siècle, qui se propose de se servir de l’histoire de Marcell (du premier tome) pour en faire un roman et offre au détective un exemplaire dédicacé de son A jövő század regénye (« Le roman du siècle prochain », publié en 1872 et qui est censé se dérouler entre 1952 et 2000. Je suppose que les héritiers fictifs de Marcell et d’Amália, quels qu’ils soient, ont précieusement gardé jusqu’à nos jours leur exemplaire dédicacé).

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La ligne Alföld-Fiume partait de Nagyvárad (Oradea) et traversait Gyula, où a été érigée cette plaque commémorative en 1996, avant d’arriver à Sombor, puis Eszék (Osijek) et de finir d’une manière ou d’une autre à Fiume.

Après avoir résolu à sa satisfaction le mystère des décès et des disparitions, Marcell rentre donc chez lui et se retrouve face au « cliffhanger » que j’évoquais en introduction, et qui fait que, d’ici un an ou deux, je lirai le troisième et dernier volume des aventures de l’inspecteur de police Marcell Fábián, Fábián Marcell és a Hét nővér [« Marcell Fábián et les Sept sœurs »]. Celui-ci mentionne New-York, ce qui me fait penser que le détective devra sans doute, dans ce troisième volume, reprendre ce train de la ligne « Alföld-Fiume » qui reliait Sombor à Fiume et a cessé d’exister, tout comme Fiume/Rijeka n’est plus depuis longtemps un port de départ à destination des Amériques.

Je termine de la même manière que je l’avais fait pour le premier volume : pour le moment, ce livre n’est pas traduit en français mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas lire Róbert Hász en français, grâce aux traductions de Chantal Philippe publiées chez Viviane Hamy, de quatre romans tous différents : Le jardin de DiogèneLa forteresseLe prince et le moineLe passage de Vénus.

Róbert Hász, Fábián Marcell és a tancoló halál. Kortárs Könyvkiadó, 2019


Maria Kuncewiczowa – Zwei Monde [Dwa księżyce, Deux lunes]

En cherchant des informations sur Maria Kuncewiczowa, je suis tombée sur un article qui m’a surprise puisqu’il parlait de Camus.

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De Maria Kuncewiczowa, je savais déjà qu’elle était née en 1895 à Samara (de parents polonais exilés par le tsar dans cette ville de la Volga), qu’elle avait grandi en Pologne et qu’elle était décédée en 1989 en Italie, de même que je savais qu’elle avait quitté la Pologne en 1939 pour se réfugier d’abord en France*, puis en Angleterre, avant de passer plusieurs années à Chicago et de revenir en Pologne au début des années 1960. Tout cela est écrit dans la notice biographique de mon édition de Zwei Monde, traduction allemande de son roman paru en 1933 – un parmi plusieurs livres qu’elle publie dans l’entre-deux-guerres et qui la rendent alors assez célèbre. Le fait qu’en 1962 elle avait publié en anglais une anthologie de nouvelles polonaises, The modern Polish mind, je le savais aussi pour l’avoir lu dans cet entretien avec Antonia Lloyd-Jones (grande traductrice du polonais à l’anglais), qui la cite comme source d’inspiration pour sa propre – et très attrayante – anthologie parue il y a quelques mois chez Penguin.


* Maria Kuncewiczowa avait déjà passé quelques mois en France, en 1913-14, pour y étudier la langue et la littérature françaises à Nancy. Le portrait photographique inclut à la fin du roman porte le tampon de l’atelier « Henri Manuel. 27 rue du Faubourg-Montmartre » et je serais bien curieuse de savoir quand et pourquoi il a été réalisé.


Mais en essayant d’en savoir plus sur Maria Kuncewiczowa, je suis (donc) tombée sur un article qui m’a surprise parce que son titre – « L’étranger – stranger than fiction » – et l’illustration (Albert Camus lisant un journal, à Paris en 1959) ne me faisaient pas d’emblée voir le lien entre les deux auteurs. Et pourtant. Alice Kaplan, autrice d’un ouvrage universitaire sur Camus et L’Étranger, s’y demandait pourquoi la traduction du titre en anglais existe en deux versions selon qu’il s’agit de celle publiée aux Etats-Unis (The Stranger, chez Knopf) ou de celle publiée au Royaume-Uni (The Outsider, chez Hamish Hamilton), toutes deux en 1946, alors que la traduction anglais du texte lui-même est la même dans les deux cas. D’après Kaplan, la raison en était qu’au Royaume-Uni, l’année précédente, une autre maison d’édition (Hutchinson) avait fait paraitre un roman polonais sous le titre The Stranger : il s’agissait du roman le plus connu de Maria Kuncewiczowa, Cudzomienka, paru une dizaine d’années auparavant en polonais. Kaplan ne dit pas si Camus avait eu l’occasion de lire cette traduction anglaise (et vice-versa), et évidemment ne se pose pas la question de savoir si Camus avait lu la traduction française, parue également en 1945 (chez Corrêa, dans une traduction de Claude Backvis**), sous le titre L’Etrangère***. Camus connaissait-il même l’existence de cette écrivaine polonaise, responsable sans le savoir de l’existence dédoublée de son L’étranger sur le marché anglophone ?


** En français, on peut (pouvait) aussi lire Les clés, dans une traduction de Renée Bayard parue également chez Corrêa, en 1946. Là encore, je serais bien curieuse de savoir comment s’est fait la rencontre entre l’autrice, les traducteurs, et l’éditeur. D’après cet article de l’Académie royale de Belgique, L’Etrangère a été l’unique traduction littéraire de Claude Backvis, par ailleurs spécialiste de littérature polonaise ; elle est peut-être le produit d’une période de guerre durant laquelle Backvis est contraint à une forme de clandestinité – et peut-être de recherche de sources alternatives de revenus – par son refus d’enseigner dans une université sous occupation.

*** Si Idegen emberek de Sándor Márai, paru en 1930 en Hongrie, avait été traduit dans la foulée, cela aurait pu ajouter une couche amusante détrangeté, mais ce n’est qu’en 2012 que le livre parait en français, sous le titre Les étrangers


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Tout cela n’est qu’un détour pour arriver au livre d’aujourd’hui, un titre de Maria Kuncewiczowa qui n’est pas, lui, traduit en français mais que j’ai trouvé en Allemagne peu après sa parution en allemand il y a deux ans, et qui m’a permis de découvrir une autrice polonaise que je ne connaissais alors pas. « Zwei Monde » est à la fois le titre allemand du roman et la traduction littérale du titre original, Dwa księżyce ; il serait facile de tomber dans le piège des faux-amis et de penser qu’il s’agit de « deux mondes », mais même s’il s’agit de « deux lunes », l’idée de deux mondes n’est pas très éloignée du tout. Publié en 1933 à Varsovie, Dwa księżyce  est un « roman en récits », dans lequel l’autrice fait le portrait d’une petite ville de province (qui n’est pas nommée mais est Kazimierz Dolny) par le biais de ses habitants : ceux qui y vivent et qui ne voient de la lune que celle, encore un peu rouge qui se lève à mesure que le soleil se couche, et ceux qui ne font qu’y passer, les estivants, qui peuvent se permettre de profiter de la nuit et de sa lune blanche sans avoir à se soucier de se lever tôt pour gagner leur vie. Passé le premier chapitre, qui profite de la chaleur d’une soirée d’été pour introduire ce grand thème de deux villes qui se côtoient sans se connaitre, les 19 récits sont dédiés par alternance aux autochtones et aux passants, avec toujours la même narration à la troisième personne, et généralement le même dosage de distance et de familiarité envers les habitants du bourg.

Maria Kuncewiczowa était tombée sous le charme de Kazimierz Dolny et s’y était installée avec sa famille en 1927. Si la maison qu’elle finit par acheter est la même que celle qui est aujourd’hui sa maison-musée, sur le bord d’une route entourée d’arbres, alors il n’est pas possible de se l’imaginer penchée à une fenêtre familiale surplombant le Rynek, observant les allées et venues des uns et des autres à travers la place principale. Peut-être Kazimierz Dolny n’était-elle pas non plus le genre de ville où une dame respectable pouvait s’asseoir à la terrasse d’un café pour contempler ses semblables et – par exemple – assister avec les porteurs de bagage à l’arrivée de l’autocar (trois fois par jour) ou des rares voitures privées, qui forme pourtant le point de départ de « Hass [Haine] ».

Bien que seule à être omnisciente, l’autrice n’est pas seule à être observatrice et son regard se laisser volontiers guider par celui de ses personnages. Ainsi « Sie ist zu Hause [Elle est à la maison] » commence-t-il par un bref échange entre la vieille Agata, une mendiante, et Karolina, qui cuisine pour les vacanciers, à propos de « la Ludwisiowa », et se transforme en récit d’une journée d’une femme marquée par le travail domestique épuisant et un mari jaloux et violent. Autre part (« Die merkwürdige Rachel [L’étrange/La remarquable Rachel ?] », « Der Blinde [L’aveugle] »), ce sont des artistes de passage qui contribuent leur regard sur le bourg : Jeremi, arrivé là un peu par hasard, est le premier (dans « Der Blinde ») à donner une vue d’ensemble de cette petite ville à la fois « komisch » et « très triste », avec sa misère, son château rayonnant comme de l’albâtre sous le soleil, ses gables Renaissance, et quelques-uns de ses divers habitants.

A travers le personnage de Marta, Kuncewiczowa semble se mettre aussi en scène : dans « Der Tagelohn [Le salaire journalier] », les journaliers travaillant à la rénovation d’une maisonnette assistent à l’arrivée en voiture de la propriétaire, « une estivante arrivée de Varsovie », une femme jeune et pleine d’assurance, venue inspecter sa nouvelle propriété (elle est très mécontente de l’entrepreneur). Le récit suivant, « Entdeckung [Découverte] », renverse la perspective puisqu’il délaisse les journaliers locaux pour décrire la rapidité avec laquelle Marta, toujours très insatisfaite de la rénovation de sa maisonnette, se lie avec d’autres estivants et notamment l’artiste Jeremi, et Mena qui apparait, elle, dans « Die Insel [L’île] ». Le thème des relations entre estivants et des locaux – qui deviennent aussi domestiques, fournisseurs, voisins, occasionnellement modèles – est toujours présent (il y a aussi des personnages intermédiaires comme, dans « Die Umnachtung [L’égarement ?] » puis « Die merkwürdige Rachel », le peintre Pawel, qui est à la fois le neveu de Fraülein Walentyna, la propriétaire du salon de couture, et un visiteur de passage), mais c’est certainement dans « Entdeckung » que Kuncewiczowa fait le plus ressortir les perturbations que peut engendrer la coexistence temporaire entre ces deux mondes.

Parallèlement au clivage locaux-estivants, Anna Artwińska propose dans sa postface une interprétation de l’image des deux lunes(-mondes) qui place d’un côté Agata la mendiante, Jeremi, Marta, l’agricultrice Malwina et les autres Catholiques, et de l’autre Moszek le porteur de bagages, Szymon l’artiste, et les autres Juifs du livre, locaux ou de passage. De la même manière que « Entdeckung » évoque deux mondes sociaux qui voisinent sans se connaitre, plusieurs autres récits illustrent l’ignorance qui existe à l’égard des coutumes juives (« Vielleicht wird alles erlöschen [Tout s’éteindra peut-être] »), voire les « antisemitische Vorurteile [préjudices antisémites] » dont ils sont l’objet (« Der Turban und die Wilde »). La postface note que la traduction allemande n’a pas pu rendre toute la diversité des dialectes régionaux de la version originale (hormis, dans « Der Teufel [Le diable] », quelques expressions que Kuncewiczowa elle-même a jugé bon de clarifier) ; il me semble que c’est moins vrai pour certains personnages juifs de la petite ville pour lesquels je suppose que certaines structures grammaticales, ou prononciations, ont été choisies pour reproduire un moins bon niveau de polonais lié à leur identité juive plutôt qu’à leur niveau d’éducation.

Kuncewiczowa pouvait sans doute se représenter la possibilité d’une guerre, mais pas qu’il ne faudrait qu’une dizaine d’années pour que disparaisse l’atmosphère urbaine qu’elle dépeint et pour que soit annihilée la population juive qui contribuait à la constituer. Diverses sources indiquent en effet que la population juive de Kazimierz Dolny représentait à peu près la moitié des 4640 habitants du bourg en 1939 et que seule une poignée – enfants ou adultes cachés, personnes ayant trouvé refuge en URSS – aurait survécu. Qu’a pensé Kuncewiczowa de ce qui devait être un changement flagrant dans la ville, lorsqu’elle a commencé à revenir à Kazimierz Dolny après plusieurs années passées à l’étranger ?

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Władysław Skoczylas, Rynek w Kazimierzu, 1931 (source)

Faut-il voir dans Zwei Monde le portrait amoureux d’une ville spécifique, avec son château sur sa colline, son fleuve, son marché, ses quartiers pauvres et riches et ses personnalités – une ville qui était par ailleurs également colonie d’artistes ? Ou faut-il plutôt y voir une représentation générale des différentes composantes sociales d’une ville de province dans ce qui ne sait pas encore être l’entre-deux-guerres ? Quoi qu’il en soit, le roman conforte l’impression que j’ai depuis déjà longtemps, que la littérature polonaise au XXe siècle prend volontiers pour cadre ses petites villes et villages d’une manière qui la distingue, par exemple, de la littérature hongroise et qui me semble perdurer encore aujourd’hui.

Maria Kuncewiczowa, Zwei Monde (Dwa księżyce, Varsovie, 1933). Traduit du polonais à l’allemand par Peter Oliver Loew. Guggolz, 2023.


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Pour découvrir un roman d’une autre autrice polonaise publiée dans les années 1930, et disponible en français : Les impatients, de Zofia Nałkowska.

Une contribution à l’initiative « Sous les pavés les pages » dédiée à la littérature des villes et organisée par Ingannmic et Athalie.


Une poignée de nouvelles publications en novembre-décembre, et deux actualités

Il y a déjà deux bonnes semaines, prenant fièrement le contrepied de la mode citrouilles-sorcières dégainée à l’époque par ses voisins, un petit restaurant de la rue d’à-côté a installé dans sa devanture une sorte de vieux poste de télévision, qui déverse à longueur de journée de la fausse neige sur une fausse scène de Noël. Bien qu’ayant admiré à plusieurs reprises le rétro-kitsch réjouissant de l’installation, ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis rendue à l’évidence : entre octobre et Noël, il y a tout un mois, dénommé novembre, déjà bien entamé y compris en termes de nouvelles publications. Voici donc ce qui sera probablement le dernier billet « nouvelles publications » pour 2025.  

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Puisque j’ai parlé de neige et de Noël, je commence par la fin, avec le livre Un Noël pragois, de Jaroslav Rudiš (illustré par Jaromir99, traduit de l’allemand par Hélène Leclerc, parution actuellement prévue le 4 décembre) dans lequel il est question de neige, de Noël et de Prague : « Jara est seul. Seul dans Prague. Commence alors pour lui une déambulation dans les rues de la ville enneigée. Noël oblige, ce soir-là, la magie opère : une ribambelle de personnages étranges et de phénomènes insolites se présentent à lui » (présentation complète sur le site des éditions Atlande). Radio Prague International en a aussi fait une présentation en français alléchante l’année dernière, qui termine en notant que « Jaroslav Rudiš se félicite que certains de ses lectrices et de ses lecteurs allemands se rendent à Prague avec son livre en guise de guide. » Comme je l’avais écrit dans ce billet ferroviaire, j’aime bien ce que j’ai lu de Jaroslav Rudiš, dont quatre autres titres existent en français (La fin des punks à Helsinki ; Alois Nebel ; Avenue nationale ; Oiseaux de nuit).

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Après Rudiš (ou avant, puisqu’il parait le 13 novembre), un autre auteur d’origine tchèque et d’expression parfois allemande : Ladislav Klíma, que les éditions du Canoë continuent à (ré)éditer avec, ici, La marche du serpent aveugle vers la vérité : « Dans un monde absurde, au bord du fleuve Zambèze, Pouxislas de Pouilleusie, grand ivrogne et roi des fourmis noires, tombe à l’improviste sur un serpent aveugle de dix kilomètres de long, en quête, depuis trente mille ans, du chien bleu et autres incongruités qui doivent lui livrer le mot de l’énigme de l’existence. La fourmi fera découvrir l’alcool au serpent qui l’aidera en retour à conquérir la planète, mais il faudra d’abord mater la révolution de palais ourdie par un ecclésiastique arriviste et une Messaline abstinente… » (source et présentation complète). Les éditeurs soulignent que « La traduction française de 1990 [de ce texte écrit durant la Première Guerre mondiale] était la première édition mondiale de ce texte. Cette nouvelle édition, revue et complétée d’après le manuscrit enfin retrouvé (au terme de péripéties qui en mettent le message en abyme), est accompagnée d’un appareil critique qui remet en contexte et révèle la véritable démesure d’une œuvre trop longtemps méconnue », le travail de traduction (de l’allemand) et de présentation ayant été réalisé par Erika Abrams.

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Dernier livre de Péter Esterházy, Journal intime du pancréas (Gallimard, 13 novembre) est peut-être aussi le dernier à paraitre de sa principale traductrice vers le français, Ágnes Járfás. « Au printemps 2015, l’écrivain hongrois Péter Esterházy apprend qu’il est atteint d’un cancer du pancréas et doit suivre un traitement contre cette maladie particulièrement agressive. Il entame alors un journal : entre les nuits passées à l’hôpital, la mise en place de la chimiothérapie et les conversations avec ses proches, il fait surgir un narrateur à la fois révolté et amusé… Ultime livre d’un écrivain considéré comme l’un des plus talentueux du XXᵉ siècle, Journal intime du pancréas nous offre une chronique pleine de panache sur le sens de l’existence, dans laquelle résonnent une dernière fois l’humour et l’intelligence de Péter Esterházy » (source et présentation complète). J’ai relu pour l’occasion ma chronique de son énorme Harmonia Cælestis, qui me fait culpabiliser de ne pas avoir sorti d’autre Esterházy de mes étagères depuis 2013.

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Pour terminer ce tout petit récapitulatif, deux titres de Cătălin Mihuleac traduits, eux, du roumain : le premier est une réédition poche, chez Libretto de Les Oxenberg et les Bernstein (dont bizarrement la couverture coupe au niveau des épaules le corps habillé, et donc étêté, d’une femme, contrairement à l’édition originale Noir sur Blanc qui montrait, elle, une tête de femme vue uniquement de dos); le second est une nouvelle traduction (par Marily Le Nir, pour Noir sur Blanc): « Avec Les Demoiselles de Fontaine, Cătălin Mihuleac a écrit le grand roman de la fraternité franco-roumaine, une histoire aussi poignante qu’irrésistiblement drôle. Il y retrace l’amitié entre un jeune officier français, Marcel Fontaine, et un étudiant roumain, Petru Negru, qui est amoureux de la culture populaire de son pays… et de la fille du consul de France à Iaşi. À travers le destin de ces deux hommes de passion, c’est toute l’histoire de la Roumanie au XXe siècle qui nous apparaît avec ses couleurs les plus sombres, mais aussi la magie des cœurs simples et l’humour des jeteurs de sorts » (source et présentation complète).   


Quatre auteurs donc, et quatre traductrices, ce qui m’amène à la première de mes deux actualités, celle qui voit décerné à Laure Hinckel le Grand Prix de Traduction de la Ville d’Arles 2025 (ville qui accueille depuis des décennies les Assises de la traduction littéraire). De manière générale, le prix « récompense la traduction d’une œuvre de fiction contemporaine remarquable par sa qualité et les difficultés qu’elle a su surmonter » et, de manière spécifique cette année :

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« Le Grand Prix salue le tour de force que représente la traduction de Théodoros, vaste fresque constellée de références rares et d’archaïsmes d’essences multiples, combinaison virtuose de registres et de styles, aux phrases longues et sinueuses mais parfaitement maîtrisées. Laure Hinckel a fait siennes la poésie, l’insolence, la fantaisie et l’ironie souveraine d’un récit qui emporte le lecteur à travers les siècles et les continents, de la Valachie à l’Ethiopie en passant par la Grèce et la Californie ».

Félicitation à elle ! Théodoros, c’est bien sûr le dernier roman de Mircea Cărtărescu.


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La deuxième actualité ne concerne pour le moment que son auteur, mais finira peut-être – qui sait, étant donné la stature dudit auteur – par concerner sa traductrice française : c’est la parution hongroise du dernier Krasznahorkai, A magyar nemzet bisztonsága [La sécurité de la nation hongroise], pas plus tard qu’hier après-midi. Pour vous donner – ou pas – une petite idée des préoccupations du livre, les participants à la présentation publique qui se tiendra à Budapest, demain 13 novembre, sont, sous la houlette de l’éditeur János Szegő, Beáta Oborny et András Szilágyi, tous deux chercheurs en biologie évolutive.


Besnik Mustafaj – Petite saga carcérale

Avec cette Petite saga carcérale, je continue mon exploration non seulement de la littérature albanaise traduite en français, mais aussi des ressources des bibliothèques hongroises en ce domaine, les secondes étant plus restreintes que la première mais tout de même pleines de découvertes parfois inattendues. Contrairement à ce titre-ci, ou à celui-là, Petite saga carcérale, de Besnik Mustafaj, est – comme son Le tambour de papier – accessible dans une traduction française d’Elizabeth Chabuel, parue chez Actes Sud il y a juste un peu plus de trente ans,.

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Comme Le tambour de papier, cette Petite saga carcérale est un livre composite, mais qui dans le cas du premier titre prend plutôt la forme d’un recueil d’histoires connectées horizontalement (différents pans de la société albanaise, après-guerre) et, dans le cas du second, plutôt d’un ensemble construit autour d’un univers vertical : c’est toujours la société albanaise, mais les trois « livres » (chacun très court) qui le composent évoquent trois générations de deux familles liées entre elles.

Les deux premiers livres sont narrés par le même homme, « Bardhyl Tzatza – Luli – petit-fils d’Oso Tzatza et fils d’Omer Tzatza ». Il écrit, dans le premier, la terrible désillusion qui frappe son père, Omer, lorsque celui-ci, âgé d’une douzaine d’années, est amené rendre visite en prison à son père qu’il n’a jamais vu mais dont il s’est forgé l’image héroïque d’un homme au cœur de dragon.

Avec un tel cœur, tout était possible.

Comme le narrateur d’un autre roman albanais, Le mont sur le marais, l’enfant n’est jamais allé en ville, où est située la prison. Au cours de la longue marche aux côtés de sa mère, il laisse libre cours à son imagination nourrie par « les contes, les chansons de geste de Muyi et de Halil, et l’histoire de son père », repoussant la petite voix qui lui demande parfois de s’interroger sur comment un père doté de pouvoirs quasi surnaturels n’a pas déjà su se libérer de ses geôliers.

Quelques instants avaient suffi pour qu’Oso Tzatza restât définitivement sans fils et Omer Tzatza sans père.

Le thème de la visite en prison est repris dans le deuxième livre, mais dans une configuration différente puisque, bien que toujours narrateur, Bardhyl en est aussi l’acteur : malgré tous les avertissements de son père (« A moi donc, Bardhyl Tzatza, Luli de mon diminutif, il m’était défendu par celui qui m’avait donné la vie, autrement dit Omer Tzatza, de parler de la prison et et d’y penser ») et ses exhortations à devenir un employé obéissant de l’Etat, Bardhyl s’est retrouvé prisonnier politique et c’est là qu’il se prépare à recevoir la visite de sa femme, Linda.

Entretemps les régimes ont changé. La prison, raconte Bardhyl au sujet de l’enfance de son père, « se trouvait là depuis le temps de l’occupation ottomane », mais c’est parce qu’il s’est battu contre les gendarmes du roi qu’Oso y a été emprisonné. Soixante ans ont passé depuis la visite d’Omer à son père, et c’est sous une autre dictature que Bardhyl est devenu adulte. « Rien n’avait changé », se dit-il alors qu’il repense aux instructions qu’il a reçues de ne pas parler avec sa femme de ses conditions de détention. Bardhyl n’a aucune intention de parler politique pendant la nuit qu’il doit passer par sa femme, mais plutôt de lui prouver qu’il est devenu en prison ce qu’elle avait toujours souhaité qu’il soit : « un peu plus rêveur ». Mais être un rêveur nourri des mots « qui touchent et dévoilent l’âme », dans un régime qui justement « agissait depuis des années pour [en] dépouiller le langage quotidien », n’est-ce pas justement être subversif ?

Ce n’est pas sa faute. Sa vie est devenue prison. Il a oublié comment dormir à la maison, le malheureux, ce n’est pas sa faute.

Le troisième livre fait un bond en arrière dans le temps, vers le bref moment de flottement lorsque, « la première semaine de septembre […] capitula l’Italie fasciste », mettant fin à la monarchie : « les prisonniers brisèrent la prison et tous partirent dans la montagne », emportant parfois avec eux leurs anciens geôliers. Si, du côté de Bardhyl, ces événements concernent les générations de son père Omer et de son grand-père Oso, du côté de sa femme Linda ce sont celles de sa mère, Selvi, et de ses grands-parents Sanié et Hyqmet. Comme les Tzatza, dont les vieux disent qu’ils « ont la prison dans la peau », la famille de Linda est marquée par la prison, mais d’une autre manière : à travers l’histoire du grand-père, geôlier incapable de s’accommoder d’une prison vidée de ses détenus, ce troisième livre ne fait que renforcer l’image d’une société dans laquelle tant les corps que les esprits vivent sous l’ombre de la prison (ce troisième livre est aussi un exercice d’écriture différent des deux premiers : Mustafaj y fait intervenir tout un village – avec son barbier, son fou et son ex-pacha – mais y joue aussi avec la figure du journaliste, extérieur aux événements mais qui les commente, que l’on retrouve dans certaines parties du Tambour de papier, paru en français deux ans après Petite saga carcérale).

Avec sa suggestion qu’il « n’y avait pas de troisième direction » entre le rôle de prisonnier politique et celui de gardien de prison, ce troisième livre se termine d’une manière terriblement pessimiste pour un roman publié en 1994. Mustafaj ne propose pas ici de réflexion sur la société des années d’après la « transition démocratique » ; je vois plutôt Petite saga carcérale – rédigé entre 1987 et 1994 – comme une (première ?) tentative pour prendre la mesure du passé récent, dans un présent encore incertain. Ainsi le premier livre (conçu, selon ce vieil article du Monde, comme un conte pour enfants et publié dans un volume albanais en 1987) semble-t-il s’inspirer des mêmes référents historiques que quelques textes d’après-guerre lus ici ou là évoquant les conséquences pour la population locale de la (courte) monarchie d’avant-guerre et de son alliance avec l’Italie fasciste. Il s’agit d’une période dont en général on ne sait rien (en français, hormis quelques romans de Kadaré comme celui-ci), surtout par comparaison avec la période Hoxha (qui n’est finalement connue que de manière assez superficielle). Etant donné justement la fascination qu’exerce la période Hoxha et le poids qu’elle représente dans notre connaissance (très limitée) de l’histoire albanaise, cette mise sur le même pied des périodes d’avant et d’après-guerre me parait inattendue et je serais curieuse de savoir si c’est une approche courante dans la littérature albanaise (fiction et non-fiction) ou si c’est au contraire au traitement de la période Hoxha qu’a ensuite été donnée la priorité.

L’approche de Besnik Mustafaj sur cette période d’après-guerre, dans le deuxième livre – impubliable, toujours selon l’article du Monde, avant 1992 – est en tout cas d’autant plus intéressante et subtile que, plutôt que de dénoncer frontalement les méfaits du régime Hoxha d’une position de sécurité pour le narrateur/auteur (après la chute du régime, par exemple, ou en exil), elle propose un portrait psychologique d’un personnage suffisamment lucide pour se rendre compte de « la rouille que sécrète jour et nuit la cellule de prison », mais pas encore assez pour pouvoir s’en libérer. Enfin, le troisième livre a été publié dès 1989, dans un recueil de nouvelles (l’article ajoute que la publication séparée de ces trois textes est « une ruse qui montre comment, après la mort d’Enver Hodja, il a été possible aux jeunes de commencer à s’exprimer presque librement »), mais sa conclusion est – à nouveau – tellement pessimiste quant à la société albanaise que j’ai du mal à imaginer qu’il a été publié tel quel en albanais en 1989, soit dans l’interlude entre la mort de Hoxha et le début de la « transition démocratique ».

C’est – sauf une de ces surprises dont les catalogues des bibliothèques hongroises sont coutumiers – le dernier Mustafaj en français disponible près de chez moi, mais ce n’est pas le dernier en général. Côté fiction, je suis curieuse de continuer à lire son style, ses personnages et sa représentation de l’Albanie dans Un été sans retour (publié en 1992), Les cigales de la canicule (1993) et Le vide (1999, Albin Michel) ; côté théâtre : Doruntine, fille-sœur (1997) ; et, non-fiction : Entre crimes et mirages, l’Albanie (1992) et Pages réservées : un Albanais à Paris (1996, chez Grasset). Huit livres en français en moins de 7 ans : cela doit bien faire de Mustafaj le deuxième auteur albanais le plus traduit après Kadaré et cela alors que, né en 1958, il n’avait encore que 36 ans à la parution de cette Petite saga carcérale et 41 à celle de son dernier livre disponible en français.

Besnik Mustafaj, Petite saga carcérale. Traduit de l’albanais par Elizabeth Chabuel. Actes Sud, 1994.


Vingt-quatre heures dans Budapest, ou : sur les traces de Krasznahorkai

Je lève tout de suite le suspense : je n’ai pas trouvé Krasznahorkai. Je ne l’ai pas non plus cherché. Il n’était de toute façon pas à Budapest quand, jeudi après-midi, je suis partie à sa recherche, quelques heures après avoir entendu les deux mots qui ont enchanté une partie de la Hongrie.

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Vers 13h03 ce jour-là, je m’attendais presque à ce que les bruits habituels de la ville soient modifiés par l’irruption d’un feu d’artifice, ou le passage de l’armée de l’air, ou des cris de joie ou, que sais-je encore, un grincement plus fièrement littéraire des trams du quartier. Après tout, on a rarement en Hongrie l’occasion de se réjouir collectivement. Evidemment, le vent a continué à souffler dans la même direction qu’avant l’annonce, les chiens à aboyer avec la même conviction profonde de leur bon droit, les passants à avoir les mêmes sujets de conversation téléphonique, les enfants à sortir de l’école toute proche avec le même enthousiasme etc, alors je suis sortie voir en ville, me disant que j’assisterai peut-être au moins à une ruée vers les librairies, que je verrai s’y former des files d’attente plus longue que celles du New York Café le week-end. Le rêve !

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Mon point de départ n’est pas un quartier particulièrement bien équipé en libraires. Il y a bien une librairie médicale, et une courageuse librairie jeunesse, mais je doute que l’actualité leur cause d’être prises d’assaut. Mettant prudemment le nez dehors – on ne sait jamais, quelqu’un aura peut-être retrouvé un pétard oublié lors de la dernière fête nationale – , je prends le chemin du centre-ville. Sur Rákóczi út, trois librairies se partagent l’espace entre les rues Kazinczy et Síp. Sur Üllői út, en m’approchant du centre, je contourne le premier groupe de touristes français, un quatuor qui semble avoir des difficultés à coordonner leur interprétation de google maps. Deux groupes de Français plus tard, j’approche du but. Heureux touristes, qui ne se doutent pas encore qu’après avoir maitrisé la prononciation correcte du gulyás, du kürtőskalács ou encore du csirkepaprikás (mon plat préféré des trois (si fait maison)) il leur faudra maitriser celle des cinq syllabes traitresses de cet auteur désormais incontournable, ni ne savent qu’ils auront – s’ils souhaitent être pris sérieusement à leur retour – bientôt à affronter l’épineuse question du choix du livre à ramener chez eux (Le dernier loup ? Ce sera le plus facile à faire entrer dans leur bagage cabine).

Me voilà donc arrivée à la première des trois librairies, et déjà je vois que je me suis pressée pour rien : il n’y a pas de file d’attente sur Rákóczi út, cependant il est à peine 16h et déjà six titres sont en devanture, deux en anglais (dont Le dernier loup ! Ils ont du flair) et quatre en hongrois. En y regardant de près, on peut tout juste voir qu’un sticker transparent a été ajouté aux quatre couvertures – ce sera la seule manifestation d’une noble joie littéraire de la part de cette librairie aujourd’hui –, sticker que je déchiffre pour vous : irodalmi = littéraire, díj = prix, et les deux autres sont « Nobel » et « 2025 » ce qui fait logiquement mais pas littéralement (comme nous le rappelle Joëlle Dufeuilly, sans qui Krasznahorkai n’existerait pas en français sous sa forme présente, le hongrois « est une langue logique ») que le sticker signifie prix Nobel de littérature 2025. Les plus attentifs remarqueront une similarité entre la couverture bleue de Sátántangó et celles orangées de deux autres livres de la vitrine – Vera, de Krisztián Grecsó, et A kígyó árnyéka, de Zsuzsa Rakovszky – et peut-être aussi que chacun des trois comporte un petit « 70 » surmonté d’un double accent aigu : c’est qu’ils font partie de la nouvelle collection des« basiques » de l’éditeur Magvető, qui fête cette année ses 70 ans. Joli cadeau d’anniversaire, n’est-ce pas ?

A l’intérieur, près de l’entrée, un bout de table a été dégagé pour y déposer, cernés par les autres suggestions du moment, les Krasznahorkai en stock, adossés à une pile de quatre Szabó T. Anna, poétesse très reconnue mais ici autrice d’un recueil de nouvelles tout récemment paru (incidemment, elle est aussi l’épouse de György Dragomán). Ces Krasznahorkai représentent peut-être tout ce qu’il y avait en stock ce jour-là : sur l’étagère dédiée aux éditions Magvető (qui font, comme la librairie Líra où je me trouve, partie du groupe Líra Könyv), l’espace entre le Ko de Kováts Judit et le Kr de Krusovszky Dénes a été complètement vidé – le lendemain, l’espace aura été meublé par un A3 jaune orné d’une photo de l’auteur (une de celles qui lui donnent un air plus bonhomme que ténébreux), qui me suggérera de me rapporter à la table de l’entrée, entre-temps entièrement dédiée à l’univers krasznahorkaien. C’est là, autour de cette table, que, le lendemain, j’entends pour la première fois le mot – magique ou maudit, selon le point de vue – elfogyott, épuisé. Des Krasznahorkai, il en reste quand même beaucoup sur la table, peut-être un peu trop d’ailleurs pour cette retraitée qui tourne autour des piles, ouvre un livre et le repose, en essaie un autre avant de revenir au premier, et ainsi de suite pendant quelques bonnes minutes, elle hésite, elle hésite mais ne lui vient pas à l’esprit de demander conseil, et ceux du site du prix Nobel, publiés seulement samedi et seulement en anglais, ne lui seront d’aucun secours (dans l’ordre : Tango de Satan, La mélancolie de la résistance, Seiobo est descendue sur terre, et Herscht 07769 – visiblement le comité Nobel privilégie les qualités littéraires aux considérations pratiques type poids des bagages cabine des touristes budapestois). Finalement, cette dame repart les mains vides, et je compatis car moi aussi je trouve assez déroutant de ne pas trouver de résumé du livre là où il devrait être, c’est-à-dire en quatrième de couverture, ni même de petite phrase rassurante d’un auteur connu, « maitre hongrois contemporain de l’apocalypse », ou quelque chose du genre, mais de me heurter à la place à un extrait du texte ou, pire, à rien d’autre qu’à la prolongation de l’illustration de couverture.

Mais j’anticipe. Je reviens donc à ce jeudi après-midi, le magasin est quasiment vide, une petite musique – piano solo, ambiance Bach – donne envie d’y rester plus longtemps, mais il est temps de passer à celui d’à-côté, Bookline. Là, il y a bien un Krasznahorkai en vitrine, avec la petite étiquette pour signaler qu’un exemplaire de Sátántangó, comme du Vera de Grecsó, vous coûtera 4990Ft soit 12,8EUR environ. A l’intérieur, trois minces volumes se serrent sur un bout d’étagère de la section littérature hongroise, et un autre paquet essaie de ne pas tomber du bord d’une autre. C’est tout. A vrai dire, c’est tout comme s’ils n’avaient pas encore entendu la nouvelle (le lendemain, il n’y aura aucune indication ni du Nobel ni de ses livres nulle part dans la boutique). En sortant, je jette un coup d’œil à la sikerlista (siker = succès) du moment, sans nul doute plus révélatrice des goûts des lecteurs (c’est-à-dire lectrices) hongrois(es), entre Ken Follett et « La librairie du cinnamon roll » de Laurie Gilmore (« suite du phénomène Tiktok », d’après le site de la Fnac). Je me rends déjà compte que cette description d’une promenade en librairies, en plus d’être inutile, va finir par être trop longue mais je ne peux pas ici ne pas mentionner que dans ce top 7 il y a deux livres traduits du français : en 4e place, le « Colette » de Valérie Perrin est une traduction de son Tata tandis que, en honorable 7e place, c’est le Tout le bleu du ciel de Mélissa da Costa qui se cache derrière le titre Az ég minden kékje.

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Deux portes plus loin, chez Libri, on trouve à peu près la même sikerlista, et les libraires ont un temps d’avance sur leurs collègues de Bookline : tous leurs Krasznahorkai ont été rassemblés sur un présentoir assez biscornu, mais c’est pour le moment leur seule concession à l’actualité. A la caisse, la vendeuse est tout amusée quand je lui demande si on lui a acheté des Krasznahorkai cet après-midi : quelques-uns, oui, surtout des exemplaires de Sátántangó, ce qui fait sens puisque cette nouvelle édition anniversaire est sortie il y a tout juste un mois. Quand je repasse le lendemain, je vois que, défiant toutes mes attentes, la grande vitrine bien éclairée contient très exactement zéro références à un quelconque prix Nobel.

En sortant de Libri, il suffit de contourner la librairie, de tourner à droite et de remonter la rue Dohány sur quelques mètres pour arriver à Magvető Café; c’est bien pratique de ne pas avoir à traduire son nom comme je l’aurais fait si ça avait été un könyvesbolt, mais la devanture est décorée d’une citation de Márai qui, elle, demande à être traduite: « sans café il n’y a pas de littérature ! », d’autant qu’il faut préciser qu’il se réfère ici au café-lieu (kávéház) et laisse complètement à l’appréciation personnelle du consommateur le type de boisson préférable pour créer (ou consommer ?) de la littérature. La clientèle est plutôt jeune – on tapote sur son portable, on bulle, on papote un peu, c’est ici que j’avais rencontré Clara Royer lorsqu’elle était venue présenter son essai bibliographique sur le premier Nobel de littérature hongrois, Imre Kertész (lui aussi principalement édité par Magvető) – mais en fin de compte on lit peu malgré les livres disposés le long des murs et qui sont là pour être feuilletés, probablement parce qu’il n’y a que des livres hongrois alors qu’une bonne partie de la clientèle est étrangère. Ici et là, quelques Krasznahorkai aux couvertures abîmées, sur l’un des Háború és háború (saurez-vous deviner le titre français ?) un tout petit bateau en papier a été posé mais je ne peux pas dire s’il y a un lien de cause à effet entre ce livre-là et la présence du minuscule bateau en papier. Avant de reprendre ma route je prends une photo complètement gratuite de la production d’un auteur au nom pour le coup tout à fait imprononçable ; ont-ils jamais eu l’occasion d’échanger à propos de leurs H aspirés ou non ? Je n’en sais rien.

Une bonne heure a passé depuis que je suis partie mais tout cela n’est en fait qu’un prélude, un échauffement avant d’arriver à la librairie qui m’intéresse vraiment, Írók boltja, sur l’avenue Andrássy. Magvető Café et Írók boltja sont à deux coins opposés d’un quadrilatère dont les contours mais pas l’intérieur sont bien desservis par le tram, le bus et le métro mais on est tout aussi bien servi par ses pieds et je continue donc ma promenade, ce qui me permet aussi d’ajouter deux arrêts à mon itinéraire. Le premier est la sympathique librairie anglophone d’occasion (doublée d’un café), Massolit, où quatre Krasznahorkai se partagent un coin de table. Le vendeur, tout jeune et tout enthousiasmé par la grande nouvelle, me dit qu’ils n’ont pas eu besoin de réorganiser leur table puisque Krasznahorkai fait toujours partie du trio des auteurs hongrois les plus demandés (je cite les deux autres, puisqu’ils ne sont pas ceux auxquels on pense en premier en français : Magda Szabó et Antal Szerb). Là aussi, c’est Sátántangó qui l’emporte pour les ventes, même si ce n’est pas très représentatif puisqu’il n’est passé qu’un seul acheteur cet après-midi.

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En sortant, je fais un crochet vers la rue Wesselényi, l’objectif n’est pas vraiment littéraire puisqu’il consiste juste à saluer la peinture murale représentant les deux derniers nobélisés hongrois (2023) : je ne vais pas prétendre que je comprends l’utilisation des découvertes de Ferenc Krausz (lauréat, avec deux Français, du prix Nobel de physique), cependant celles de Katalin Karikó nous parleront facilement puisqu’elle a été lauréate avec Drew Weissman du prix de médecine pour leur « découverte concernant les modifications des nucléosides qui ont permis le développement de vaccins ARN efficaces contre le COVID-19 ». A Budapest on aime bien recouvrir les murs aveugles des immeubles de peintures murales, d’ailleurs Zsuzsa Bánk les mentionne aussi dans son Mourir en été (Payot & Rivages, 2022) et c’est justement sur ce coin de bâtiment, à la place des visages souriants de Katalin Karikó et Ferenc Krausz, que se trouvait jusqu’à peu celle reproduisant la couverture du Time Magazine de janvier 1957 (« Man of the Year ») rendant hommage aux combattants de la révolution de 1956, qu’évoque Bánk à la fin de son beau récit d’exil et de deuil.

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Dix minutes plus tard, me voilà enfin à Írók boltja, la « boutique des écrivains », la librairie des gens sérieux (à l’étage, un espace dédié aux livres en langues étrangères), dont les vitrines sont toujours si joliment présentées. Il me faut un peu de temps pour repérer le Krasznahorkai, un peu caché derrière le dernier János Háy et qui cache à son tour le dernier Ferenc Barnás. Logiquement, c’est le dernier Krasznahorkai qui est présenté là, Zsömle odavan (2024), titre que je ne vais pas m’aventurer à traduire mais dont ceux qui aiment les animaux autant que la littérature seront heureux d’apprendre qu’il se réfère au chien du personnage principal. Une fois passée la double porte, c’est un son plutôt que des objets que je remarque d’abord: le petit groupe de personnes un peu âgées assemblées près de la table discute ferme et c’est de Nádas qu’il s’agit, Péter Nádas, l’autre Hongrois, celui qui lui aussi était évoqué pour le Nobel – on y croyait vraiment, ici – mais qui, à pile 83 ans aujourd’hui, a certainement vu sa dernière chance lui passer sous le nez.

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Il est presque 17h, les bureaux doivent commencer à se vider et je vois un homme entrer dans la librairie, marcher avec assurance vers le rayonnage K – visiblement, c’est un habitué, il n’est même pas perturbé par le fait que les K – Kra, habituellement presque inaccessibles tout en haut de l’étagère, sont maintenant tout en bas, au raz du sol –, attraper un exemplaire de ce Zsömle et se rendre directement à la caisse. Il rend ainsi un beau service à la dame plus âgée qui, n’ayant pas remarqué les deux autres présentoirs krasznahorkaisés bien plus faciles d’accès, était agenouillée depuis tout à l’heure devant les quelques titres sans savoir lequel choisir. Ni une ni deux, elle prend à son tour un Zsömle et se dirige vers la caisse, où la libraire me confirme ensuite à la fois que l’effet Nobel commence à se faire sentir, et que ce Zsömle est le titre qu’ils ont le plus vendu cet après-midi même si cela risque de changer bientôt puisque, dans un peu moins d’un mois, parait un nouveau Krasznahorkai. Celui-ci en a déjà présenté la couverture et le titre fin août, A magyar nemzet bisztonsága signifie « La sécurité de la nation hongroise », titre qui n’a pas manqué de réveiller le cynisme plus ou moins latent chez bon nombre de lecteurs qui font certainement erreur puisque le sous-titre nous invite à penser « chasse aux papillons » plutôt qu’autre chose (si vous vous intéressez davantage au style de Krasznahorkai qu’aux tourments politiques de la nation hongroise, vous pourrez constater par vous-même avec cet extrait que les quatre premières pages ne contiennent pas un seul point final).

En sortant d’Írók boltja, je traverse l’avenue sous les yeux figés d’un autre héros littéraire hongrois, Mór Jókai (plus proche de ses 201 que de ses 200 ans aujourd’hui), en gardant un œil sur l’éventuelle arrivée du bus qui m’amènera vers Bestsellers (librairie principalement mais pas uniquement anglophone : Krasznahorkai en quatre langues en vitrine) puis, après avoir traversé le Danube, à la librairie française Prélude. Ici, c’est la photo prise par l’un des principaux portraitistes littéraires hongrois, Gábor Valuska (si le nom vous parle mais vous ne savez pas pourquoi, c’est parce que vous vous souvenez remarquablement bien de La mélancolie de la résistance), qui illustre la table nouvellement dédiée au prix Nobel de littérature. Kinga, dont les yeux brillent lorsqu’elle parle des œuvres de Krasznahorkai (mais qui mentionne aussi spontanément, un peu attristée, l’occasion manquée pour Nádas), me dit qu’elle tend à conseiller son préféré, Seiobo est descendue sur terre, dont il reste justement des exemplaires tout comme de Guerre et guerre, favori d’une de ses anciennes collègues. Mais le meilleur service qu’elle me rend est de m’ouvrir le livre d’Yvette Goldberger-Jozelson (Deuil à rebours, du deuil à la littérature hongroise, en passant par la psychanalyse, Éditions Nouvelles du Champ lacanien, 2023) à la page où commence la retranscription de son échange avec Krasznahorkai, à la librairie Ombres blanches (Toulouse) en 2018, à l’occasion justement de la présentation de Seiobo qu’elle animait. J’y trouve une réflexion intelligente et nourrie – une vraie réflexion – sur certaines des préoccupations qu’elle identifie chez l’auteur, notamment un bel échange autour de la beauté et de la technique.

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En sortant, je passe par la place Zsigmond Móricz pour rentrer chez moi, et adresse un petit sourire à la statue de cet écrivain lui aussi présent au catalogue des éditions Cambourakis. Il est mort en 1942, une douzaine d’années avant la naissance de Krasznahorkai, et n’a donc aucun moyen de savoir, le pauvre, qu’il est – selon un contributeur bien informé à la notice biographique Krasznahorkai sur Babelio – lié par les liens « d’une amitié très forte » avec le nouveau nobélisé, qu’il aurait rencontré « en 1983 » (il aurait aussi depuis lors « étend[u] son emprise littéraire à travers le monde entier », ce qui, à vrai dire, me semble une manière assez sinistre de présenter les choses). A mon avis, on s’approche davantage des faits historiques si l’on regarde du côté des récipiendaires du Móricz Zsigmond ösztöndíj parmi lesquels heureux boursiers se trouvait, pour l’année 1983, nul autre que le dernier des prix Nobel de littérature originaires d’Europe centrale, de l’Est ou des Balkans.

Ainsi s’achèvent mes déambulations à la recherche de Krasznahorkai et, il faut bien le dire, l’effervescence est bien plus palpable en ligne que dans la vraie vie. Mais il y a un épilogue : le lendemain soir, samedi, vers 21 heures, j’entends enfin ce qui ressemble au feu d’artifice tant espéré depuis jeudi. Je lis dimanche matin que la Hongrie, jouant au stade Puskás, l’a emporté 2-0 sur l’Arménie dans les éliminatoires pour la coupe du monde, la veille. Qui a dit qu’on a rarement en Hongrie l’occasion de se réjouir collectivement ?

* * *

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Je remercie le comité Nobel et László Krasznahorkai de m’avoir donné l’occasion avec cette promenade de contribuer à l’initiative « Sous les pavés les pages » dédiée à la littérature des villes et organisée par Ingannmic et Athalie.


Quelques livres de septembre et d’octobre, et le regret du mois

Pendant que je continue à chroniquer des livres parus il y a quarante ou 90 ans, les nouvelles parutions continuent d’affluer, et quand il s’agit de littérature en traduction en provenance d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans, je ne peux (en général) que m’en réjouir. En voici dix pour octobre (dont trois d’autrices, et dont la moitié traduits du roumain), et deux oubliés en septembre.

Les deux de septembre sont traduits de l’estonien (un troisième était prévu, mais repoussé) ; il s’agit de :

  • Neverland, d’Urmas Vadi (traduit par Françoise Sule) : « Quatre personnages principaux, quelque chose les oblige à se lever en pleine nuit. Tout le reste recule » (présentation complète sur le site des éditions d’en bas) ;
  • Cœur d’ourse, de Nikolaï Baturin (traduit par Guillaume Gibert) : « Entre voyage intérieur et quête de soi, cette aventure sibérienne est une ode à la vie sauvage et un inoubliable portrait d’ermite » (présentation complète sur le site des éditions Paulsen).

Pour les publications de ce mois-ci, les trois autrices sont :

  • Olga Tokarczuk, avec E.E., roman que son éditeur français présente comme « le roman qui a révélé Olga Tokarczuk » (en Pologne, il y a trente ans déjà). Quelques mots clés issus de la présentation complète sur le site des éditions Noir sur Blanc : « fantôme », « hystérie », « occultistes », « ésotérisme », et aussi « Breslau, 1908 ». Une traduction du polonais par Margot Carlier.
  • Inga Gaile, avec Belles de sang : « Aux confins des empires russe et germanique, pas une femme ne sort indemne de la folie sanguinaire du XXe siècle. (…) Comment faire pour exister en tant que femme quand on porte en soi la blessure de générations violées, meurtries, invisibilisées ? ». Une traduction du letton par Nicolas Auzanneau et une présentation complète à retrouver par exemple ici.
  • Daniela Ratiu, avec Un train pour la fin du monde : « Fin des années 1940, au cœur des terres arides de la Moldavie (…) une fresque déchirante sur la survie et la résilience humaine, autant qu’un témoignage bouleversant sur la capacité à espérer ». Une traduction du roumain par Florica Courriol et une présentation complète à retrouver sur le site des éditions Grasset.

Le livre, inspiré de son histoire familiale, de Daniela Ratiu est l’un de cinq à être traduits du roumain, les quatre autres étant :

  • L’aile gauche, de Mircea Cărtărescu. « Le premier volume de la trilogie Orbitor ? Mais je l’ai déjà lu ! », me direz-vous peut-être. Oui et non. C’est de la nouvelle traduction, par Laure Hinckel, qu’il s’agit ici. « À Bucarest, dans les années 1960, le narrateur, nommé Mircea, crée de toutes pièces un pays imaginaire. (…) Cet univers kaléidoscopique, à la fois étrangement familier et radicalement nouveau, est une expérience dont le lecteur sort secoué et transformé » (une présentation complète à retrouver sur le site des éditions Denoël).
  • Europolis, de Jean Bart (un pseudonyme), « roman mythique du Danube » selon Les Argonautes qui rééditent ce livre d’abord paru – en Roumanie – il y a pas loin de cent ans. « Europolis mêle le souffle du large aux bruissements du quotidien, les tensions de l’Histoire aux élans intimes. Portrait plein de charme d’une Europe à la marge, ce grand roman injustement oublié est enfin restitué dans une nouvelle traduction soigneusement révisée » (j’avoue que le sens de « nouvelle traduction soigneusement révisée » m’échappe mais il s’agit en tout cas du travail de Gabrielle Danoux). Une présentation complète à retrouver sur le site des éditions Denoël)
  • Braises, de Liviu Rebreanu. Plus jeune d’une année qu’Europolis, le roman se déroule au sein d’une famille bucharestoise, « în perioada interbelică », m’indique Wikipedia, et est une étude « [d]es ressorts complexes de l’âme humaine aux prises avec l’amour dans une période de crise politique et sociale aiguë » (Electre). C’est une traduction de Jean-Louis Courriol, et je profite du fait que le livre ne devrait paraitre qu’à la fin du mois pour vous conseiller de faire comme moi et de lire (aussi) l’Ion du même auteur.
  • Abraxas, de Bogdan Alexandru Stanescu (auteur également de L’enfance de Kaspar Hauser, chez Phébus en 2021, tous deux traduits par Nicolas Cavaillès). « Avec Abraxas, Bogdan-Alexandru Stanescu signe un roman virtuose de la mémoire et de l’enfance, de la perte et de la survivance, où se déploie une prose incisive, traversée d’arabesques visuelles et sensorielles. Une fresque intérieure vertigineuse dans laquelle se dessinent, avec une ingéniosité singulière, le mal et la mélancolie du monde, mais aussi une foi dans le pouvoir rédempteur de la littérature » (présentation complète sur le site des éditions Gallimard).

Il me reste trois titres à placer dans la catégorie « div. ». Il s’agit, en commençant par le plus ancien, de :

  • Calife-cigogne, de Mihály Babits. Paru en feuilleton en 1913, en livre en 1916, et en film (avec un scénario de Frigyes Karinthy) dès 1917, « Calife-Cigogne est un roman d’une profonde perspicacité psychologique et d’une maîtrise littéraire frappante. (…) L’éternelle histoire du double prend ici une tournure psychopathologique et sociale dans la Hongrie post-impériale, afin d’interroger la morale, le bien et le mal » (« post-impériale » ? En 1913/1916 ?). Cette traduction du hongrois par Tamas Szende et Laurence Leuilly a paru chez In Fine peu après la chute du Mur, et les éditions des Syrtes ont la bonne idée de faire reparaitre ce roman d’un auteur – principalement poète – sinon peu traduit (une exception, mais peut-être pas des meilleures, ici).
  • Les bains de Kiev, d’Andreï Kourkov. L’écrivain ukrainien continue son « grand feuilleton historique » et je suppose que ces bains (« Samson, jeune enquêteur de la milice ») sont la suite de l’oreille (« Samson, jeune étudiant ») et du cœur (« Samson, membre de la milice »), tous traduits par Paul Lequesne. « Le maître ukrainien de l’absurde nous promène, au gré de l’enquête, dans la capitale d’une Ukraine en proie aux turbulences politiques, pas si éloignées de l’époque actuelle… » (présentation complète sur le site des éditions Liana Levi).
  • Le garcon à la lavande, de Burhan Kerim (traduction du bulgare par Marie Vrinat), « œuvre romanesque d’une éclatante maturité. Fresque familiale dans le monde turco-bulgare, la modernité s’y déploie dans la rencontre fertile des traditions » (présentation complète sur le site des éditions La Peuplade).

Voilà, douze publications de l’estonien, du roumain, du russe (Ukraine), du bulgare, du hongrois, ce qui fait donc cinq langues qui ne sont ni l’anglais, ni l’espagnol, ni l’allemand. Cela m’amène à mon regret du mois, celui qu’en cette saison de prix littéraires (en France) un prix portant le nom de « meilleur livre étranger » propose une première sélection – catégorie fiction – constituée de dix titres dont huit (huit !) sont traduits de l’anglais. Les deux autres le sont de l’espagnol et de l’allemand (je vais être charitable et noter que la catégorie non-fiction contient aussi un titre traduit du néerlandais). Je regarde du côté du prix Femina « du roman étranger » et y trouve exactement la même configuration. N’est-ce pas un peu décourageant ?

Pendant ce temps, le prix de la traduction Inalco-Vo/Vf 2025 est attribué à Olivier Lannuzel – félicitations à lui – pour sa traduction, du bosnien, de Le livre de l’Una de Faruk Šehić (Agullo, 2023). Quatre autres titres étaient en lice : un traduit du roumain, un du finnois, un de l’arabe et un du hongrois (la liste est à retrouver sur le site de l’Inalco).

Et dans quelques heures, évidemment, nous découvrirons le Nobel de littérature 2025 et saurons quelle langue et ses traducteurs, à travers lui/elle, seront mis en valeur.


Sevda Sevan – Quelque part dans les Balkans

C’était en 1905. D’Istanbul arrivaient des nouvelles du monde entier. Révolutions et massacres. Une comète à longue queue passa au-dessus de la planète (…) A Rodosto, tout était paisible.

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Vu des airs, il est facile de repérer Rodosto si on sait ce qu’on cherche : sur la côte nord de la mer de Marmara, dans la longue baie qui surplombe l’île du même nom, la ville se distingue par les petites pinces de crabe qui s’avancent dans la mer et sont en fait les jetées, les ports de plaisance et celui du « feribot » de Bandırma. On a beau avoir amorcé la descente vers l’aéroport d’Istanbul, on est encore trop haut pour bien discerner les bâtiments dont, parmi eux, le musée Rákóczi, situé sur le front de mer mais tout de même noyé dans la masse.

Si ce que je vois par la fenêtre était une carte plutôt que la réalité, le nom « Tekirdağ », celui adopté avec l’avènement de la République de Turquie, serait inscrit en travers des rues de la ville mais, comme Sevda Sevan bien que pour des raisons différentes, j’utilise le vieux nom « Rodosto » pour évoquer cette ville du littoral turc : pour Sevda Sevan, c’est probablement parce que son roman (1982) se déroule dans les dernières années de l’empire ottoman, dans une ville multiculturelle où se côtoient notamment grecs, bulgares et arméniens ; pour moi, c’est parce que je suis installée depuis trop longtemps en Hongrie pour ne pas avoir absorbé cet épisode de l’histoire hongroise qui voit, dans la première moitié du XVIIIe siècle, II. Rákóczi Ferenc (François II Rákóczi), cet illustre représentant de la lutte anti-Habsbourg, perdre ce combat et passer les longues dernières années de sa vie en exil avec quelques proches compagnons dans cette ville qu’on écrit en hongrois « Rodostó » (je raccourcis l’histoire mais elle a aussi tout un pan français vraiment intéressant et très bien documenté). Ainsi, il y a des cultures pour lesquelles Rodosto représente davantage qu’une simple ville « quelque part dans les Balkans », et je note au passage qu’en bulgare c’est justement la ville qui donne son titre à ce roman : Родосто, Родосто.

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Ödön von Horváth – Ein Kind unserer Zeit [Un fils de notre temps]

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L’exemplaire de Ein Kind unserer Zeit (Un fils de notre temps) que j’ai emprunté à ma bibliothèque préférée – celle des langues étrangères, à Budapest – est une édition dtv de 1968, entrée au catalogue de la bibliothèque au plus tard en juillet 1984. Un beau tampon aux couleurs un peu passées et portant l’ancien nom socialiste de la bibliothèque, l’Állami Gorkij Könyvtár (bibliothèque d’Etat Gorki) orne la toute première page, avec son étoile à cinq branches juchée au-dessus des deux gerbes de blé entourant les trois bandes de couleur du drapeau hongrois. Au bas de la dernière page, juste en dessous des derniers mots de l’éloge funèbre de Carl Zuckmayer à l’écrivain tout juste décédé (1938), qui font office de postface, un deuxième tampon a été apposé, comme si le ou la bibliothécaire avait voulu indiquer son satisfecit officiel avant de mettre le livre entre les mains des lecteurs. Ce serait amusant de penser qu’entre le tampon de la première et celui de la dernière page le ou la bibliothécaire avait aussi lu le texte – avec un bon niveau d’allemand et pas d’interruptions, c’est l’affaire de quelques heures – et j’aime bien me l’imaginer, le menton dans la paume et le tampon comme une cigarette entre les doigts, en train de tourner les pages de cette nouvelle acquisition, jusqu’à la dernière, et là, un bon coup de tampon et au suivant.

C’est un autre type de marque qu’a laissé un autre (vrai) lecteur ou une autre (vraie) lectrice à l’intérieur du livre. Depuis la première phrase (« Ich bin Soldat ») jusqu’à la dernière (« er war eben ein Kind seiner Zeit »), le livre est impitoyablement parsemé de soulignements verticaux dans la marge et horizontaux entre les lignes, de cercles et de rectangles et d’annotations visant à faire ressortir certains mots, expressions, phrases, paragraphes. En regardant ces mots et ces phrases que cette lectrice – le graphisme me fait penser que c’est sûrement une lectrice – si attentive et irrespectueuse a sélectionnées, j’essaie de me représenter le fil de sa pensée, le pourquoi de tel mot ou phrase plutôt que tel autre, mais en vain. Sauf à un moment, page 110, vers le début du chapitre « Anna, die Soldatenbraut », lorsqu’apparait cette phrase :

« Wer bin ich denn ? »

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Quelques livres d’août et de septembre

La rentrée est déjà bien engagée et j’apprends à ma grande surprise que certains titres ont tendance à passer plus inaperçus que d’autres. S’agirait-il par exemple de ceux en provenance d’Europe centrale, de l’Est et des Balkans, parmi lesquels en voici quelques uns ci-dessous ?

Je note avec une pointe de regret, tout en reconnaissant que je ne fais pas beaucoup mieux sur ce blog (malgré quelques efforts), qu’hormis ceux de Kapka Kassabova (qui est traduite de l’anglais) et Théodora Dimova (il s’agit d’une réédition de Mères, aux Syrtes), tous les livres que je liste aujourd’hui sont l’œuvre d’auteurs masculins. C’est très majoritairement le même constat pour les autres livres que j’ai notés jusqu’ici sur ma liste des titres à paraitre au cours des mois suivants.

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Vath Koreshi – Le mont sur le marais

Ces éditions « 8 Nëntori » vont vraiment réussir à me faire apprécier la littérature albanaise de la période Hoxha et de l’immédiat post-Hoxha, et je suis la première à en être surprise. Ce sont ces éditions, basées à Tirana, qui publiaient des traductions en langues étrangères – j’en ai trouvé en français, en anglais et en allemand – de textes parmi lesquels des romans tels que Le commissaire Memo, de Dritëro Agolli, ou des récits tels que ceux rassemblés dans ce recueil que j’avais chroniqué ici

D’après le catalogue de ma bibliothèque préférée, la bibliothèque des langues étrangères de Budapest, dont j’ai extrait ces deux livres et celui d’aujourd’hui, il me reste à découvrir en français une anthologie du récit albanais datant de 1982 (il y a aussi un recueil de textes choisis d’Enver Hoxha, étiquetés « sciences économiques marxistes-léninistes », que je sortirai peut-être, par simple curiosité pour l’objet) ; quatre livres, ce n’est pas beaucoup, mais j’ai trouvé les trois que j’ai lus jusqu’ici intéressants et souvent bien écrits. J’ajoute d’emblée que le roman d’aujourd’hui – Le mont sur le marais, de Vath Koreshi – n’a pas eu une vie en français uniquement parmi les maisons d’édition albanaises, puisque le livre a été publié aux éditions Ecriture en 1998 (avec une préface d’Ismail Kadaré qui, je suppose, n’est pas celle assez didactique de mon édition de 1986 ; cependant je suppose que la traduction, anonyme dans mon édition, est la même que celle de 1998, attribuée à Vedat Kokona et qui est de bonne qualité). 

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